Archives mensuelles : juin 2024

Tawaf / طواف

Concert avec le duo palestinien Sabîl : Ahmad Al Khatib oudiste et Youssef Hbeisch, percussionniste et leur invité, Vincent Segal, violoncelle – dans le cadre du festival musical Arabofolies, à l’Institut du Monde Arabe.

@I MA-Alice Sidoli

Les trois musiciens présentent sur scène leur dernière composition, qu’ils ont gravée sur un superbe CD portant ce même titre, Tawaf, littéralement, ce qui est lié à un rituel religieux, et qui sort ce jour. Le duo palestinien, Sabîl, Ahmad Al Khatib oudiste et Youssef Hbeisch, percussionniste, ouvre le concert. Ahmad Al Khatib l’introduit de quelques mots annonçant le premier morceau, Maqâm li Ghazzâ / Maqâm pour Gaza en disant qu’il préférerait ne pas avoir à chanter la liberté, ce qui voudrait dire que Gaza vit dans la normalité.

Les modulations et ornementations des motifs mélodiques chantés par le oud dans sa variation des demi-tons, se développent avec persuasion et obstination. Les percussions y répondent, parfois dans un murmure et une spirale de répétition, parfois de manière décidée et incisive. Puis entre Vincent Segal, musicien aux expériences multiples, portant son violoncelle. Ahmad Al Khatib l’accueille et parle du Tawaf qu’ils s’apprêtent à jouer ensemble. Ces compositions sont nées pendant la période du covid, alors que chacun était enfermé sur soi.

@I MA-Alice Sidoli

Le premier morceau, The clock on the wall laisse perler le tic-tac du temps jusqu’à devenir oppressant. Le violoncelliste fait corps avec son instrument, qui apporte son mystère. Le violoncelle est solennel, il joue de sa voix grave et donne des sons continus velours. Le oud dialogue. Ensemble, ils montent dans les aigus puis se suspendent avant de reprendre souffle. Les clochettes offrent leurs sons cristallins. Vincent Segal joue avec archet et parfois sans, fait des pizzicatis, tire ses cordes, tape de son archet la table de l’instrument. Il y a de la vie, de la douceur, des temps qui se règlent et se dérèglent, des instruments qui se cherchent.

Dans le second morceau, 5 little minutes, le oud lance le thème avant que les musiciens ne se répondent avec fermeté, violence parfois et nostalgie, dans les tremblements et chuchotements. Vincent Segal souligne quelques phrasés de ses crotales. Le son s’éloigne et revient. Suit Oriental fantasy où Ahmad Al Khatib parle des deux chemins que les musiciens empruntent, celui de la pratique et celui de la transmission. Vincent Segal tisse la mélodie, le morceau a des inflexions jazz. On se fabrique des images. Vient ensuite Najaf, du nom d’une ville d’Irak située sur la rive droite de l’Euphrate, qui nous mène du côté de la musique soufie au son de la darbouka, marquant les notes venant de loin. Youssef Hbeisch en effleure la peau, le bruit sourd de la percussion enfle, on perçoit comme une marche dans le désert.

S’enchaînent les morceaux, ludiques et profonds, fougueux et retenus. Samai Ghofran, s’accompagne d’une autre darbouka de taille moyenne, pour un morceau joyeux et enlevé, comme une gigue. Baalback ferme d’un geste rapide et avec harmonie ce moment musical intense où les instruments sont en osmose, et les musiciens aux aguets.

@I MA-Alice Sidoli

Vincent Segal reçut le premier prix au Conservatoire de musique et de danse de Lyon avant de prendre de nombreux chemins de traverses, de jouer sur scène ou d’enregistrer avec de nombreux musiciens de haut niveau et de tous horizons comme Papa Wemba, maître de la rumba congolaise, Naná Vasconcelos, de Recife, percussionniste et maître archer de Berimbau, Ballaké Sissoko, magnifique joueur malien de Kora.

La conversation musicale se fait aujourd’hui entre le oud de Ahmad Al Khatib, le violoncelle de Vincent Segal et les percussions de Youssef Hbeisch. Ahmad Al Khatib a appris le oud à partir de l’âge de huit ans, formé par le maître palestinien Ahmad Abdel Qasem. Il s’est plongé dans la musique ancestrale de Palestine, a brillamment suivi un cursus de musicologie et appris le violoncelle occidental classique, en parallèle. C’est un surdoué tant de la théorie que de la pratique et de la transmission. Après plusieurs années passées à enseigner au Conservatoire national de Musique Edward Saïd à Jérusalem-Est – où il rencontre Youssef Hbeisch qui joue darbouka, bendir et riqq – il est contraint de quitter la Palestine. Il publie des ouvrages qui font référence sur l’enseignement du oud et la transcription musicale et a toujours été ouvert à d’autres langages que celui de son instrument. Il travaille en Suède où il s’inspire des musiques traditionnelles scandinaves. Ahmad Al Khatib et Vincent Segal se sont rencontrés au festival Les Suds à Arles, ensemble ils ont préparé l’enregistrement du CD.

Il y a de la rêverie et de la mélancolie dans cet album, des paysages qu’on est invité à imaginer et à traverser, des passerelles à emprunter, des crevasses à sauter. Il y a une musique méditative et fluide comme le sable qui s’écoule de la main. « On sent presque la saveur des grains de raisin croqués en répétition ou la beauté de la montagne qui accueillait l’enregistrement… » écrit Ahmad Al Khatib. Un beau concert programmé dans Arabofolies, un magnifique trio.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2024

Concert du 16 juin à 17h, dans le cadre du festival musical Arabofolies, qui se tient du 13 au 20 juin 2024, à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed V. 75005. Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org – tél. : 01 40 51 38 38 – En partenariat avec Le Bonbon et Tawaf, le CD @ La Clique Production – site : www.laclique-producton.com

Histoire spirituelle de la Danse

De David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve/Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas.

Couverture, dessin France Dumas

C’est un livre malicieux qui se lit d’une traite, quatre-vingt-seize pages, grosse police de caractères, édité dans la collection de livres de poche chez Riveneuve-Archimbaud. L’humour s’y annonce grinçant à en juger le dessin de la première de couverture, réalisé par France Dumas : trois squelettes dansent sur un crâne tout sourire, visiblement une danse macabre. La danse aurait-elle à voir avec la mort ?

Le mot spirituelle du titre, Histoire spirituelle de la Danse dans ses différentes acceptions, reste à définir : ne rien prendre au sérieux ; mieux voir l’essentiel et évoquer ce qui a trait à l’esprit et engage le talent intellectuel et moral ; montrer ce qui est relatif au sacré en se libérant de tout et notamment de soi-même, chaque lecteur en fera sa traduction. David Wahl donne la sienne par une apostrophe Au lecteur : « On raconte qu’il existe deux moyens excellents et éprouvés de connaître la danse. Le premier consiste en la danser. Le second en la contempler. Pour ma part, j’ai dû m’estimer plus malin que tout le monde, car j’ai cru bon de pouvoir la dire… Quant à tenter d’en saisir une dimension spirituelle cela peut sembler encore plus vain. Car assurément, comme le sait tout mystique, le silence seul est capable d’en parler. » Le ton est donné et tout au long de l’ouvrage, l’auteur prend le lecteur par la main.

On entre dans la danse par un épisode significatif et affligeant du rapport entre religion et danse, péché mortel, d’un certain abbé Rochefort qui, à peine arrivé dans sa paroisse sortant frais et moulu de ses études séminaristes, se met à interdire toute danse au village, n’hésitant pas à faire tirer sur la population rebelle. Au fil du temps les interdictions de rapprochement des corps furent multiples. La danse fut d’abord collective avant de se risquer au full contact par la valse, premier scandale hygiéniste. En contradiction avec cet abbé cité ci-dessus, d’autres font valoir que la danse est le langage des cieux. Ora pro nobis !

Et David Wahl se demande sur quoi se fonde cette peur et développe sa thèse et ses références : le corps, motif d’anxiété en Occident ; le trouble de la réincarnation venant de l’Inde ; le corps-prison selon Platon qui dans Gorgias déclare : « Peut-être qu’en vérité notre corps est un tombeau » et plus tard, Plotin qui défend toute reproduction de son visage. L’auteur décline le rapport des philosophes au corps, en tous cas ce qu’ils en disent, avant d’approcher les philosophes chrétiens et on n’est pas déçu du voyage, à commencer par Saint-Bernard prêchant face à ses moines : « Pourquoi la chair se réjouirait-elle… Celui qui vit aujourd’hui demain pourrira. »

Mais les morceaux de choix arrivent avec l’introduction du corps de la femme, dont s’étaient peu souciés les Grecs et les Romains. Odon de Cluny en 932 se charge de leur dissection avec force détails histopathologiques : peau, fluides, sang, viscères. Bref, la femme, coupable de tous les maux des hommes, terrorise. Pour Paracelse, en 1531, « rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse » et pour Lambert Daneau une vingtaine d’années plus tard, toute femme est une sorcière, et il fait allusion au sabbat des sorcières et à tout ce qui se colporte à ce sujet. Sans oublier ce pauvre paysan égaré, dénonçant la branle satanique à laquelle s’adonnerait sa femme, cette danse de la nuit qui avait terrorisé la ville de Genève en 1544.

Alors, les femmes seraient-elles la seule cause du désarroi des hommes ? pose l’auteur. Il faut se souvenir de Salomé obtenant par sa danse la tête de Jean-Baptiste, ou encore le Bal des ardents où l’élite de la chevalerie française avait péri brûlée vive, au XIVème siècle. Et David Wahl d’analyser que « si la danse de la femme fait apparaître le démon, il semblerait que la danse de l’homme, elle, signalât souvent sa fuite. » Et il fait un détour par la sexualité de l’homme et de la femme, non dénué d’humour, « le sexe a toujours fait rire, c’est un fait bien connu, et le rire nous ramène toujours à la mort. » Puis il montre que « danse et souffrance entretiennent de bien étroites liaisons », en parlant de maladie contagieuse, sorte de danse de Saint-Guy dans l’hystérie collective, et faisant référence aux jeux du cirque et des gladiateurs, premiers arts de la scène. Les condamnés à mort y étaient réellement dévorés par les ours et les premiers chrétiens y tenaient de drôles de rôles.

Le parcours continue et s’intensifie, David Wahl fait un détour par les danses macabres dans les églises, notamment pendant le carême et par les mystiques comme Louise du Néant (!) et ses extases et mère Jeanne des Anges dans ses épisodes de possession, au XVIIème siècle. La convulsion était même devenue spectacle, certaines femmes en faisaient commerce au cours de transes spectaculaires. Pour stopper ces dérives, Louis XIV inventa le métier de danseur par les Lettres du 30 mars 1661 son acte de naissance, et créa l’Académie royale de danse pour former ses propres danseurs d’une part, pour « refonder la danse avec de véritables règles d’écriture et d’exécution » d’autre part. Il créa lui-même un Ballet de la nuit où il paraissait comme un véritable Roi Soleil, d’où son nom. Même Descartes, le philosophe, écrivit en 1648 un ballet, pour son amie la reine Christine de Suède. Voltaire, un siècle plus tard, parle de la danse comme d’un art. « Un art, c’est-à-dire quelque chose que peu font et que beaucoup regardent. » On parle enfin de beauté, d’harmonie et de force vitale. Louis XIV rapprocha aussi la dissection des cadavres humains du théâtre d’anatomie où eurent lieu d’étranges expériences publiques, pour déterminer la frontière entre la vie et la mort.

Le livre se ferme sur l’enfance avec une comparaison entre l’humain et l’animal, « notre enfance étant la plus longue du règne animal » avant d’acquérir la station debout, et confirmant que le corps reçu à la naissance n’est en aucun cas le modèle réduit de notre corps adulte. Par comparaison et en résonance, les travaux de Boris Cyrulnik, font le constat que les enfants sauvages élevés par des louves gardent l’état de quadrupède. « Nous sommes ce que nous avons dansé, et ce que nous dansons encore » conclut David Wahl en faisant l’éloge du pied.

L’air de rien, ce livre est un petit bijou, et si l’on s’exprime à la manière de Riveneuve-Archimbaud, une pépite, du nom de sa collection. Écrivain, comédien et dramaturge, David Wahl fut attaché à plusieurs théâtres dont Le Rond-Point à Paris et Le Quartz de Brest qui lui avait commandé cette Histoire spirituelle de la Danse lors du festival DañsFabrik, en 2015. Il travaille sur l’écriture scénique depuis plus d’une quinzaine d’années, accompagne des metteurs en scène et chorégraphes dans l’élaboration et l’écriture de leurs spectacles et conçoit des expositions. Il côtoie aussi le milieu scientifique dont Océanopolis à Brest et est l’instigateur du concept de causeries qui tente de tisser des liens entre des domaines a priori éloignés comme théâtre et science, recherches savantes et récits populaires. Son Histoire spirituelle de la Danse fut publiée en 2015 chez Riveneuve-Archimbaud, elle est aujourd’hui rééditée dans sa collection Pépites et se situe au carrefour des sciences, de l’histoire, de la philosophie et des arts.

Le chorégraphe Angelin Preljocaj en a écrit la Préface sous le titre Comprendre, détruire, reconstruire. Directeur du Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence, il travaille avec une trentaine de danseurs dans le célèbre Pavillon noir construit par Rudy Ricciotti. Sa dernière création, Requiem(s), vient d’être présentée à Paris – cf. notre article du 15 juin 2024 -. Il résume l’ouvrage en ces quelques mots : « Précis, érudit, drôle, multipliant les références historiques, les coïncidences, les citations, ce livre inclassable ne ressemble à aucun autre ouvrage sur la danse. » Tout est dit.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2024

Histoire spirituelle de la Danse, de David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve-Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas (10,50  ) – site : www.riveneuve.com – email : riveneuveeditions@riveneuve.com

Sur l’autre rive

Variation théâtrale librement inspirée de Platonov d’Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot, adaptation Joanne Delachair et Cyril Teste – mise en scène Cyril Teste/collectif MxM, à l’Amphithéâtre du Domaine d’O – et film Arte réalisé par Cyril Teste, présenté au Théâtre Jean-Claude Carrière – dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

@ Simon Gosselin

Cyril Teste est un peu chez lui au Printemps des Comédiens où il a présenté plusieurs spectacles au fil des ans, avec son collectif MxM et travaille sur la performance filmique. Il place l’acteur au cœur de ses spectacles et construit des dispositifs alliant image, son, lumière et nouvelles technologies. Sur l’autre rive, qu’il présente cette année est un diptyque dont le second volet est un film. La création du spectacle a eu lieu à Bonlieu/scène nationale d’Annecy en mai, où le collectif est artiste associé. Le travail s’est réalisé parallèlement et avec les mêmes équipes artistique et technique sur la création du spectacle et sur l’écriture et le montage du film. *

@ Simon Gosselin

Le metteur en scène et réalisateur a rencontré Tchekhov grâce à un travail avec Joël Jouanneau dans le cadre des chantiers nomades et depuis plusieurs années creuse son sillon pour rencontrer Tchekhov à travers ses différents écrits – pièces, romans, nouvelles, correspondances etc – approfondissant sa connaissance de l’homme, de son époque et de l’œuvre. Il a mis en scène La Mouette en 2021. « Monter un texte d’un auteur, c’est faire un point ; monter deux textes, c’est tracer une ligne ; monter trois textes, c’est créer des perspectives » dit-il. C’est dans cette dynamique qu’il propose Sur l’autre rive, avec la distance qu’il choisit de garder par rapport à Platonov dont il s’inspire, une pièce restée inachevée, écrite vers l’âge de dix-huit ans en 1878 quand l’auteur s’essaie à l’écriture, qui avait disparu des radars et ne sera publiée qu’en 1923.

Anna Petrovna, jeune veuve volubile et ruinée, invite chaque été un groupe d’amis chez elle en villégiature dans sa maison de campagne et il semble que ce soit la dernière année, la maison ayant été vendue. Parmi ses invités, Platonov/Micha, qui derrière son côté bon enfant se révèle être bonimenteur, arrogant et manipulateur, un personnage ambigu, singulièrement cynique et égotique. Malgré sa charmante épouse, Sacha, il se plaît à multiplier les aventures avant d’être désavoué par l’ensemble de ses amis et de sombrer dans le désespoir. C’est une pièce qui parle d’héritage et de transmission entre générations, de quête de sens, de trahison et d’humiliation. « Tu n’as vécu pour rien, pour personne, ça va mal finir » dit Anna à Micha qui cherche aussi à la séduire. « Qu’est-ce qu’on va laisser ? » dit un autre. La question reste bien d’actualité.

@ Simon Gosselin

Cyril Teste orchestre ce nocturne composé de treize acteurs et d’une trentaine de participants amateurs, donnant ainsi une certaine choralité à l’œuvre pour traduire la fête et l’illusion de la fête. De longues tables recouvertes de nappes blanches sont dressées pour la garden-party, les fleurs sont apportées. Au premier plan, sur la grande ouverture de scène de l’Amphithéâtre du Domaine d’O, un plancher où les convives dansent et déversent sensualité et timidité, lieu où se trament les énigmes amoureuses et les vagues à l’âme, où Micha, grand séducteur, fait des ravages. La musique est en live depuis une petite estrade placée à l’arrière de la scène où le chanteur-DJ donne le ton et l’ambiance.

Deux vidéastes sont mêlés aux convives pour les suivre et capter leurs moindres expressions dans les coins cachés du plateau, images retransmises sur des écrans disséminés sur scène donnant une forme fragmentaire qu’il s’agit de décoder. Le spectateur est à distance des protagonistes et tente de suivre itinéraires et imbroglios des personnages, ne sachant pas toujours qui parle, ni d’où fuse la conversation. « J’ai peur de vivre. Je suis comme une pierre sur la route… La vie, c’est comme un loup » se contentera de justifier Micha avant de disparaître. « On était heureux…Tu ne sortiras jamais de la boue… Je crois que je ne te respecte plus » murmure Sacha.

Image du film

Après avoir vu le spectacle il est passionnant de voir Sur l’autre rive, le film, réalisé avant la pièce, sur la proposition d’Arte, et qui donne de nombreuses clés à l’œuvre foisonnante. On est face à une bâtisse magique entourée d’un jardin plein de charme, Anna en ouvre les volets et se prépare à recevoir ses invités. Il plane sur la maison l’ombre de Jacques Copeau à qui elle appartenait, en Côte d’Or, devenue aujourd’hui lieu de mémoire théâtrale. On y voit les enfants de Sacha et Micha, et on voyage dans les différentes pièces, les couloirs et les chambres, où la mort de Platonov fait sens et devient lisible. Suicide ou rédemption, le final du film est puissant et chargé, avec l’effacement de Micha/Platonov dans la nature. Serge, le gendre d’Anna et ami de Micha éloigne les enfants et ramasse son ami. Le rideau vole. Il y a une grande mélancolie.

On lit dans le film l’influence de Bergman, Tarkovski et Cassavettes dont Cyril Teste s’est inspiré pour créer Opening Night avec Isabelle Adjani sur les coulisses du monde du théâtre, à partir du film réalisé en 1977 avec Gena Rowlands, issu d’une pièce de John Cromwell, créée à Broadway dans les années 1960. Le diptyque film / théâtre fait aussi écho à Patrice Chéreau qui en 1987 avait d’abord adapté Platonov au cinéma sous le titre Hôtel de France, avant de transposer la pièce au théâtre. Le diptyque présenté par Cyril Teste éclaire et donne tout son sens à sa démarche, en prise directe avec le réel, car l’un éclaire l’autre et renforce le processus du metteur en scène dans son positionnement sommes toutes politique et dans les différentes formes qu’il défend.

Le Printemps des Comédiens, ce rendez-vous ardent de la création théâtrale vient de fermer ses portes après trois semaines d’une proposition artistique de haut vol, au Domaine d’O-Cité européenne du Théâtre, à Montpellier et en partenariat dans la ville. Jean Varela qui le dirige depuis une douzaine d’années, a su insuffler une belle vitalité à l’édition 2024 et diversifier les approches esthétiques en ouvrant sur la pluralité des formes, en France et à l’international. C’est un espace qui défend résolument les artistes. Par les temps qui courent, c’est plus que précieux.

Brigitte Rémer, le 24 juin 2024

@ Simon Gosselin

Avec : Vincent Berger, Olivia Corsini, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Adrien Guiraud, Emilie Incerti Formentini, Mathias Labelle, Robin Lhuillier, Loui Martin-Ferret, Charles Morillon, Marc Prin, Pierre Timaitre, Haini Wang. Collaboration artistique Marion Pellissier – dramaturgie Leila Adham – assistanat à la mise en scène Sylvère Santin – scénographie Valérie Grall – costumes Isabelle Deffin, assistée de Noé Quilichini – création lumière Julien Boizard – création vidéo Mehdi Toutain-Lopez – images originales Nicolas Doremus, Christophe Gaultier – musique originale Nihil Bordures, Florent Dupuis – son Thibault Lamy – direction technique Julien Boizard – régie générale Simon André – construction du décor Artom Atelier – production Collectif MxM.

Spectacle présenté les 30 et 31 mai, 1er juin 2024, à 22 h, Amphithéâtre du Domaine d’O, 178 rue de la Carriérasse, Montpellier – Film présenté le dimanche 1er juin 2024 à 11h, au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O – Tram n° 1, arrêt Malbosc – tél. : 04 67 63 66 67. site : www.printempsdescomediens.com  – * Sur l’autre rive, le film, produit par Les Films du Poisson, sera diffusé sur Arte et arte.tv à l’automne 2024.

Sur l’autre rive, spectacle théâtral, en tournée 2024-2025 : Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national, du 27 septembre au 13 octobre 2024 – Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône, les 17 et 18 octobre – Théâtre du Rond-Point, Paris, du 8 au 16 novembre – Equinoxe, Scène nationale de Châteauroux, le 26 novembre – Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production, les 5 et 6 décembre – Les Quinconces, Scène nationale du Mans, du 11 au 23 décembre – La Condition Publique, Roubaix, dans le cadre de la saison nomade de La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, les 18 et 19 décembre – Théâtre des Louvrais, Points Communs, Scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d’Oise, du 15 au 17 janvier 2025 – Comédie de Valence, centre dramatique national Drôme-Ardèche, les 22 et 23 janvier – Les Célestins, Théâtre de Lyon, du 30 janvier au 8 février – Le Tandem, Scène nationale, Douai, les 18 et 19 mars – Théâtre Sénart, Scène nationale, Lieusaint, du 26 au 28 mars 2025.

Gaviota (Mouette)

D’après La Mouette d’Anton Tchekhov, dramaturgie Juan Ignacio Fernández, mise en scène Guillermo Cacace (Argentine) – en espagnol surtitré en français, au Domaine d’O/Cabane Napo, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Francisco Castro Pizzo

On est accueilli dans un petit lieu intimiste, la cabane Napo, érigée sur mesure. Ce n’est pas une maison de poupée, nous ne sommes pas au bord d’un plan d’eau, ni sur une branche, ni sur les toits où nichent les mouettes, nous sommes au cœur de la belle nature du Domaine d’O où Guillermo Cacace et sa troupe présentent Gaviota. Le titre est chantant, le récit l’est moins.

On s’installe autour d’une table comme si on allait partager un repas, des verres et des livres y sont encore posés. Cinq actrices devant un micro, comme à la radio, vont créer leur personnage avec fougue et sans bouger de leur siège. On est au théâtre. En avant-propos, le metteur en scène prend la parole, en français, et dit quelques mots sur les conditions du travail théâtral en Argentine sans le soutien du gouvernement, sur l’obligation d’être un lieu alternatif sans concession, un lieu de résistance.

© Francisco Castro Pizzo

La fabrication du spectacle s’est mise en marche à partir de l’année 2020, année de Covid et de solitude. Le metteur en scène venait juste d’amorcer le travail quand le couperet est tombé de ne plus sortir. Ses fondations reposent sur les passerelles entre dramaturge (Juan Ignacio Fernández)  et metteur en scène (Guillermo Cacace), ensemble ils ont cheminé dans l’élaboration du spectacle. Ils ont commencé à pétrir le conte comme une pâte, puis à travailler de manière virtuelle. Guillermo Cacace a choisi cinq actrices pour leur présence magnétique et les a embarquées sur son esquif. Clarisa Korovsky, Macha – Marcela Guerty, Trigorine – Paula Fernandez MBarak, Arkadina – Muriel Sago, Kostia – Romina Padoan, Nina, habitent les cinq rôles principaux d’hommes et de femmes, avec précision et ferveur.

Konstantin Treplev dit Kostia, graine d’écrivain, présente à sa mère, Arkadina, arrivée pour quelques jours dans sa datcha qu’il habite, sa première pièce, écrite pour son amoureuse, Nina, et qu’elle interprète. On est au bord d’un lac, le paysage est idyllique. « Que le soleil descende et que la lune émerge… » dit le texte. Célèbre actrice moscovite, Arkadina est accompagnée de son compagnon, Boris Trigorine, un écrivain connu que Kostia n’apprécie guère, et dont Nina tombe amoureuse, le délaissant. Doublement blessé, et par les commentaires de sa mère sur sa pièce dite « arrogante… mais chacun écrit comme il veut, comme il peut » et par Nina à qui il apporte la mouette qu’il a tuée, et qui le quitte pour l’écrivain, Kostia est au désespoir. Au bord du lac avec Trigorine, Nina s’enquiert de sa potentielle carrière : « Croyez-vous que je puisse être une grande actrice ? » questionne-t-elle. Il répond, dans sa simplicité calculée, ne croire « ni au bonheur ni à la célébrité. »

© Francisco Castro Pizzo

Macha, femme de l’obscurité qui ne sait « ni d’où elle vient, ni pourquoi elle est là » déclare vouloir arrêter de se moquer de sa vie. « On se ressemble tous. Il faut vivre » se raconte-t-elle. Kostia dont « le seul plaisir est d’écrire » a la tête bandée, il a tenté de se suicider. Il demande à sa mère, si peu maternelle, de refaire son pansement, et s’écroule comme un tout petit. Mais elle l’écarte en s’étonnant. « Comment peux-tu rejeter ta mère ? Dans ma famille on a éradiqué l’amour » lance-t-elle. La scène est violente, désespérée.

Le spectacle est rythmé par de magnifiques chansons et se poursuit dans une tension majeure liée à la proximité, comme si l’on recevait les confidences de quelqu’un de la famille. Boris dit son amour pour Nina et lui fait ses adieux, Arkadina qui a compris, est pathétique, ils partent pour Moscou. Nina y part aussi faire son apprentissage en théâtre. Le froid moscovite se ressent par la couverture dans laquelle chacun s’emmitoufle.

© Francisco Castro Pizzo

Le temps a passé, Macha la pessimiste a fini par se marier. Nina réapparaît après deux années où elle a vécu avec Trigorine, eu un enfant, mort tout petit, avant qu’il ne la laisse tomber. Kosia exprime son désespoir, et plus il écrit plus il est triste. « Si je ne te vois plus… » dit-il. « Je ne t’aime plus… » répond Nina qui se souvient de l’oiseau offert. « Je suis une mouette… » chuchote-t-elle. La montée d’un malheur imminent est perceptible. Dans les bras de sa mère, Kosia confesse : « Mère, j’ai l’impression que plus rien ne m’appartient. » Un coup de feu qui claque, puis un cri, ferment la pièce. La respiration se suspend.

Les cinq actrices de haute voltige jouent leur partition dans l’échange ou l’absence des regards, le spectateur joue la sienne, droit dans les yeux et aux aguets. La pièce, concentrée en ces cinq protagonistes, gagne en épaisseur sentimentale et émotionnelle, elle est un substrat, une essence précieuse. Ni dilution ni détournement d’attention, on se suspend aux mots, au moindre geste ou clignement des yeux des actrices, à la moindre respiration, et on retient la sienne. Le chagrin de Kosia dévore, la distance d’Arkadina indigne, l’inconstance de Nina plongeant dans un miroir aux alouettes /aux mouettes déçoit, l’égotisme de Trigorine afflige. On a bien envie de renverser la table devenue ring et de prendre parti.

Avec Gaviota on est face à une partition sensible et dense, un travail d’artisan d’art où Tchekhov n’est jamais loin, où chaque actrice est funambule et recrée un univers de sentiments romantiques et destructeurs avec ses cinq sens mis à nus, dans un dévoilement subtil des émotions. Merci au Printemps des Comédiens de les avoir invités.

Brigitte Rémer, le 23 juin 2024

Avec : Clarisa Korovsky, Macha – Marcela Guerty, Trigorine – Paula Fernandez MBarak, Arkadina – Muriel Sago, Kostia – Romina Padoan, Nina. Dramaturgie Juan Ignacio Fernández – photographie Alejandra Lopez – conception graphique Leandro Ibarra – assistanat à la mise en scène Alejandro Guerscovich –  Production Romina Chepe.

© Francisco Castro Pizzo

Gaviota de Guillermo Cacace, le 30 mai à 19h, les 1er et 2 juin à 19h et 22h – au Printemps des comédiens, Domaine d’O/Cité Européenne du Théâtre, Cabane Napo, 178 rue de la Carriérasse, Montpellier – Tram n° 1, Malbosc – site : www.printempsdescomediens.com tél. : 04 67 63 66 67.

En tournée – 22 au 27 août : Festival Noorderzon/Festival of performing Arts & Society, Groningen (Pays-Bas) – 29 au 31 août : FITT Noves Dramaturgies, Tarragone (Espagne).

Villa

Texte et mise en scène de Guillermo Calderón – spectacle en espagnol (Chili) surtitré en français, en partenariat avec le Théâtre La Vignette/Université Paul Valery, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Pola Gonzalez

Dramaturge, scénariste et metteur en scène de théâtre né au Chili en 1971, Guillermo Calderón a fait des études de théâtre à la Universidad de Chile et au Dell’Arte International School of Physical Theatre en Californie. Il a souvent monté ses propres textes et deux de ses pièces lui avaient assuré une reconnaissance dans son pays ainsi qu’à l’étranger : Neva, écrite et publiée en 2006, sur les premières heures de la Révolution Russe en 1905, et Diciembre écrite et publiée en 2008, sur les dissensions au sein d’une famille face à une guerre opposant le Chili au Pérou et à la Bolivie au XXIème siècle.

Villa + Discurso son diptyque théâtral avait été créé le 16 janvier 2011 au Festival Internacional Santiago a Mil et présenté à Paris en 2012, dans une coréalisation Théâtre de la Ville/Festival d’Automne à Paris. Guillermo Calderón a repris Villa le 11septembre dernier soit cinquante ans après le coup d’État de 1973, dans un lieu servant d’entrepôts, sous les sièges du Stade National. Le Printemps des Comédiens a inscrit le spectacle dans son édition 2024. Dans une forme qu’on peut qualifier de théâtre documentaire, la pièce évoque le devenir de la Villa Grimaldi, centre de détention, de torture, de viol et d’exécution tristement célèbre sous Augusto Pinochet.

© Pola Gonzalez

Au centre du plateau une maquette sous globe et trois jeunes femmes argumentant sur la potentielle mutation du site dont la Villa a déjà été rasée. Faut-il le transformer en sanctuaire mémoriel, en monument national, en musée ou en parc à thèmes ? Faut-il faire silence, laisser ce lieu en friches et en effacer les traces, ne rien faire ? Faut-il reconstruire une Villa ? « Le crime est parfait, il n’y a plus rien » mais tout l’environnement sent la mort. Le débat a toujours lieu dans la société chilienne, et au-delà permet de réfléchir à la transformation de tout lieu mémoriel ; on peut penser à Auschwitz et Birkenau, au Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre, Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage construite sur l’usine sucrière Darboussier, et à tant d’autres lieux.

Les trois actrices qui se trouvent devant la maquette, autour de la table (Francisca Lewin, Macarena Zamudio, Carla Romero) expriment leur trouble et s’empoignent sur le sujet, calmement ou furieusement selon les moments et selon leurs propres réminiscences. Elles cherchent leurs arguments, construisent thèses et antithèses et doivent sortir de la pièce avec un projet consensuel à proposer pour réalisation, elles en ont la charge et déjà l’argent. Elles décrivent le lieu, les rails, les corps jetés à la mer qu’on retrouve flottants, les récifs de rails dans les fonds marins, la piscine des enfants des gardiens, le silence des rescapés.

La mémoire est à vif, les fantômes de la dictature toujours bien présents, l’émotion à fleur de peau. Elles sont les descendantes des femmes torturées et violées, les filles et petites filles de Victor Jara, membre du parti communiste chilien, chanteur et guitariste dont les tortionnaires ont coupé les doigts à la hache avant de l’exécuter. « Je me sens coupable de vivre » dit l’une. Et les trois porteuses d’un projet si complexe tournent en rond, celle qui défend un projet artistique, « l’art peut donner du sens à ce qui s’est passé dans la Villa » celle qui ne veut pas « jolifier » l’endroit, celle qui ne sait plus ce qu’elle voulait et ce que les autres déconstruisent. Elles votent entre elles, mais l’une a troublé le jeu par un mot de la langue Mapuche, on ne sait qui, elles recommencent, revotent, virevoltent, se contredisent, et se perdent.

© Pola Gonzalez

Le texte roule à toute vitesse, partis-pris, passions et déchirements avec. Dans ce contexte, les mots réconciliation ou résilience n’ont guère de sens, le traumatisme est ancré. On le comprend d’autant quand on se souvient de la mort du poète Pablo Neruda le 23 septembre 1973, dix jours après l’assassinat du Président Allende. Pressenti pour la présidence, il s’était désisté en sa faveur, sa mort n’a pas même été élucidée. « Aquí viene el àrbol, el àrbol de la tormenta, el àrbol del pueblo… Este es el àrbol de los libres. El àrbol tierra, el àrbol nube, el àrbol pan, el àrbol flecha, el àrbol puño, el àrbol fuego… Voici venir l’arbre, l’arbre de l’orage, l’arbre du peuple… C’est lui l’arbre des hommes libres. L’arbre terre, l’arbre nuage, l’arbre pain, l’arbre flèche, l’arbre poing, l’arbre feu… » écrivait-il dans son chant Los Libertadores.

Sur scène, rien que les éclats de voix et les déchirements pour évoquer l’Histoire, ce qui dramaturgiquement parlant donne une tendance radiophonique à l’ensemble. Avec Villa de Guillermo Calderón le langage théâtral s’inscrit dans la simplicité et les actrices habitent avec frénésie l’Histoire de leur pays, le Chili, emblématique de tant d’autres. Le théâtre a aussi pour vocation d’être passeur de ces grands et douloureux récits.

Brigitte Rémer, le 18 juin 2024

Avec : Francisca Lewin, Macarena Zamudio, Carla Romero – assistanat à la direction, production : María Paz González – scénographie : María Fernanda Videla – Villa est une coproduction de la Fondation Festival Internacional Teatro a Mil (Chili).

Les vendredi 31 mai à 17h et samedi 1er juin 2024, à 17h et à 20h, au Théâtre La Vignette – scène conventionnée / Université Paul Valery, avenue du Val de Montferrand, Montpellier – Dans le cadre du Printemps des Comédiens – site : www.printempsdescomediens.com – tél. : 04 67 63 66 67.

Liliom ou la vie et mort d’un vaurien

Légende de banlieue en sept tableaux de Ferenc Molnár, adaptation et mise en scène de Myriam Muller – traduction du hongrois par Alexis Maori, Kristina Rády et Stratis Vouyoucas – en partenariat avec le Théâtre Le Kiasma, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Antoine de Saint Phalle

Ferenc Molnár (1878-1952) est l’écrivain hongrois le mieux connu du début du XXème, même s’il n’acquiert la reconnaissance internationale qu’après la première Guerre Mondiale. Très tôt il comprend sa vocation théâtrale, sa première pièce, Le Diable, est créée en 1907, suivie de Liliom en 1909, pièce en sept tableaux, la plus représentée dans le monde. Max Rheinardt, l’un des pères de la mise en scène, la fait traduire et jouer à Berlin dès 1920.

Un peu polar, un peu poésie, beaucoup tragédie, si on met le propos à plat il touche au problème du patriarcat et de la violence dans les couples, au cœur des débats d’aujourd’hui où se disent à haute voix tant d’abus, d’agressions et de féminicides. Mais chez l’auteur la magie de la fête foraine où s’inscrit l’action est bien là et l’amour aussi, tels que les romans photos auraient pu le dessiner. Le propos est à replacer dans son époque il y a plus d’un siècle, la pièce apporte aussi un certain enchantement et de la féérie.

© Antoine de Saint Phalle

Du haut d’un chapiteau de toile Mme Muscat, propriétaire d’un manège, vante les mérites de son bonimenteur, Liliom, chargé de racoler le client pour son attraction. On est au cœur d’une fête foraine où la concurrence entre manèges semble rude. Dans ses filets, les deux jeunes filles venues pour un tour de manège – sous le regard de la patronne qui a l’autorité et le look d’une tenancière de maison close – Julie et Marie, « bonnes à tout faire » sont déclarées persona non grata. Liliom les aurait frôlées de trop près. S’ensuit une altercation générale où les insultes fusent : « Si jamais tu réapparais dans mon manège, je te flanque une de ces raclées que tu en verras les portes de l’enfer » prévient Mme Muscat à l’adresse de Julie, la plus exposée des deux, la plus amoureuse. La scène mène au licenciement abrupt de Liliom qui s’est mêlé au pugilat et qui sort, grandiose et agressif. « Me plains pas, sinon je te balance un caillou dans la gueule », dit-il à Marie. « Et toi non plus, la boniche » lance-t-il à l’attention de Julie. Marie est fiancée à un soldat qui répond au nom de Balthazar, Julie s’amourache de Liliom qui, derrière son agressivité permanente dégage un certain charme et peut montrer d la douceur. Sa réputation n’est pas un secret, il a fait plusieurs séjours en prison, elle le sait, et elle a bien compris les rapports de pouvoir et d’argent qu’il entretient avec Mme Muscat. Elle connaît son statut de vaurien.

On est au cœur de la misère et d’un milieu défavorisé où les mots manquent pour s’exprimer. Liliom est fruste, son mode d’expression est l’agression. Julie est naïve et sans défense. Une scénographie belle et judicieuse réalisée par Christian Klein occupe la scène, comme la sculpture d’une ville en miniature compressée, ou l’empilement d’un appartement avec bancs, chaises, bureau, lit-cage, placards et armoire, cheval issu d’un ancien manège, trappes et escaliers dérobés, le tout en bois. La structure tourne sur elle-même, tel un manège avec d’un côté l’arrière de la fête foraine, ambiance confettis et paillettes, de l’autre l’habitation où Liliom et Julie sont hébergés, chez Mère Hollunder, une parente à Liliom, photographe. Les lumières de Renaud Ceulemans et les costumes de Sophie Van den Keybu soulignent la fête, son charme et son étrangeté.

© Antoine de Saint Phalle

Harmonicas et guitare accompagnent l’ensemble et la vie en dents de scie suit son cours. Liliom est sans travail, instable et fantasque, mordant et querelleur, âpre et violent avec Julie. Il castagne. Mme Muscat le traque jusque chez lui pour l’aguicher y compris avec de l’argent, sous couvert de le ramener au manège. Il tente de lui extorquer une bague. Entre-temps Julie lui annonce qu’elle attend un enfant et Liliom, sans afficher sa fierté, reçoit la nouvelle comme un coup de poing. Il dégage Mme Muscat et se met à la recherche d‘argent, montant un coup avec Dandy qui le lui avait proposé. Il s’agit de guetter un homme porteur d’une sacoche pleine d’argent – la paye des ouvriers de la fabrique de cuir – qui va passer par un lieu isolé longeant la voie ferrée. Le plan est précis. Ce soir-là, Julie sent le mauvais coup et supplie Liliom de rester, d’autant que son amie Marie, désormais jeune fille rangée, vient lui présenter Balthazar son fiancé bien formaté.

Mais rien n’y fait. Les deux comparses se mettent aux aguets et en attendant l’arrivée de l’homme providentiel, jouent au Black Jack, Liliom à crédit, engageant tout l’argent que doit lui rapporter son braquage. Quand le pourvoyeur de fonds arrive il comprend et tire, les braqueurs se font pincer en flagrant délit. Quand la police débarque, Liliom saisit son couteau et le plonge dans sa poitrine. La scène qui suit, les adieux de Liliom à Julie qu’on est allée chercher, est porteuse d’émotion. Il projette sur l’enfant à venir, ne lâche pas la main de Julie, mais met un point d’honneur à ne pas s’excuser de ses violences. « Dis au petit que j’étais un salaud, dis-le-lui si tu veux » murmure-t-il avant de mourir.

La pièce ne se termine pas là. Dans le septième tableau, Ferenc Molnár envoie les détectives du ciel pour engager un procès au son de la fanfare de Dieu et renvoyer sur terre, une seule journée pour rachat, les suicidés qui le veulent. Liliom accepte le deal proposé qui se réalisera dans seize ans. Seize ans plus tard, quand il entre chez lui, habillé comme au jour de sa mort et le teint bien pâle, sans le reconnaître, Julie et Louise sa fille adolescente, lui offrent une assiette de soupe. La conversation montre d’étranges coïncidences et quand il propose de faire un tour de cartes, elles déclinent. « Qui êtes-vous ? » lui demandent-t-elles, intriguées. « Je viens de loin » répond-il. Le trouble s’empare de Julie. Liliom offre une étoile à sa fille qui la refuse et lui demande de partir. Étrangement elle ne reçoit pas la claque qu’il lui donne avant de s’exécuter. Et sa mère convient que « parfois on te frappe et ça ne fait pas mal. »

© Antoine de Saint Phalle

Myriam Muller met en scène Liliom comme une fable sociale non dénuée de charme et qui fonctionne dans son registre. La théâtralité tourne autour de la scénographie et la direction d’acteurs donne corps aux personnages d’une manière fine et maîtrisée. Galin Stoev en 2014 au Théâtre de la Colline et Jean Bellorini en 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Berthier – précédé de représentations au Printemps des Comédiens, deux ans avant – avaient donné leurs lectures de la pièce (cf. nos articles dans Théâtre Cultures du 2 juin 2014 et dans Ubiquité-Culture(s) le 7 juin 2015). La mise en scène de Myriam Muller, artiste associée aux Théâtres de la Ville de Luxembourg et directrice du Théâtre du Centaure depuis une dizaine d’années, a trouvé son propre langage. Le monde marginal de la foire qu’elle évoque, lieu de misère sociale, affective et culturelle donne à ses anti-héros, derrière leur expression rudimentaire, une dimension onirique. Le Printemps des Comédiens la programme, à juste titre, une première en France pour la metteuse en scène.

Brigitte Rémer, le 21 juin 2024

Avec : Mathieu Besnard, Sophie Mousel, Isabelle Bonillo, Manon Raffaelli, Raoul Schlechter, Jules Werner, Valéry Plancke, Jorge De Moura, Rhiannon Morgan, Clara Orban, Catherine Mestoussis. Scénographie Christian Klein – costumes Sophie Van den Keybus – lumières Renaud Ceulemans – vidéos Emeric Adrian – direction musicale Jorge De Moura et Jules Werner – création sonore Patrick Floener – assistant à la mise en scène Antoine Colla – couture Manuela Giacometti – habillage Anna Bonelli et Fabiola Parra – maquillage Joël Seiller et Laurence Thomann – accessoires Marko Mladenovic – production Les Théâtres de la Ville de Luxembourg. Le texte est publié aux éditions Théâtrales.

Les 31 mai et 1er juin 2024 à 20h, le 2 juin à 16h – au Printemps des Comédiens, Théâtre Le Kiasma, 1 rue de la Crouzette / Castelnau le lez – site : www.printempsdescomediens.com – tél. : 04 67 63 66 67.

Les Paravents

Texte Jean Genet, mise en scène Arthur Nauzyciel – dramaturgie Leila Adham – travail chorégraphique Damien Jalet – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Philippe Chancel

Genet écrit la pièce en 1957, elle est publiée en 1961 par Marc Barbezat aux éditions de l’Arbalète. Une version édulcorée par Gallimard en 1958 ne verra pas le jour, une autre sera publiée dans les œuvres complètes en 1979. Roger Blin la met en scène en 1966 – quatre ans après les accords d’Évian qui marquent l’Indépendance de l’Algérie – à l’Odéon que dirige Jean-Louis Barrault, dans une grande proximité avec Genet. La pièce avait enflammé l’Odéon*.

La centaine de personnages inscrite au générique de la pièce la rendent difficile à monter et chaque acteur assure de nombreux rôles. Pourtant Berlin en 1961, Vienne en 1963, Stockholm en 1964 la présente. À Londres, Peter Brook dans ses recherches sur le jeu de l’acteur en montre douze tableaux pour quelques représentations en privé, dans une petite salle de quatre-vingts places. Il rejoint les exigences de perfection recherchées par Genet lui-même qui donne des directives très précises : il ne voulait pas d’acteur arabe préférant garder de la distance et prônait grimage et maquillage. « Genet voudrait que les comédiens se préparent comme des acrobates de cirque… » rapportait Brook, allusion aussi au Funambule de Genet, poème d’amour écrit à l’attention de son compagnon, Abdallah. Patrice Chéreau monte Les Paravents en 1983, Marcel Maréchal en 1991.

La pièce traverse l’Algérie coloniale, c’est « une méditation sur la guerre d’Algérie » disait Genet, sur l’oppression et les rapports de pouvoir vus notamment à travers l’armée française et l’OAS – Organisation armée secrète – branche française terroriste et clandestine proche de l’extrême droite pour la défense de la présence française en Algérie. Genet est du côté des opprimés, du peuple algérien et la pièce met en images et en mots ceux qu’il a croisés quand il vivait là-bas. Dans la mise en scène d’Arthur Nauzyciel on se trouve face à un escalier monumental qui barre la scène de bas en haut et de gauche à droite comme un immense mausolée (scénographie et accessoires Riccardo Hernández). Dans cette architecture, le déplacement des acteurs se fait de manière escarpée, incertaine ou aérienne et dans la verticalité, traduction du déséquilibre de cette guerre, de la verticalité du politique et de la domination. L’escalier est aussi un lieu de transition, une évocation de deux grands du cinéma et de l’image : Eisenstein et les marches de la colère dans le Cuirassé Potemkine tourné à Odessa en Ukraine, avec cet escalier du massacre où un landau dévale la pente, ou encore Tarkovski dans Nostalgia.

Apparaît au loin, depuis le sommet de l’édifice, une tête dans le ciel, ou dans les cintres, un tout petit personnage qui finit par prendre corps en descendant l’escalier et se rapprochant de nous. C’est Saïd. « Le ciel est déjà rose. Dans une demi-heure le soleil sera levé… » Harassée et portant une valise pleine de cadeaux sur la tête il est suivi d’une « vieille femme arabe toute ridée », sa mère, venue pour ses noces avec « la plus laide femme du pays d’à côté et de tous les pays alentour. » Elle économise ses chaussures et avance pieds nus, claudicante et défaite, en haillons. « Je vous avais dit de mettre vos souliers ! » dit-il à sa mère. Le langage est rude, la relation aussi. Et l’histoire va principalement se tisser autour de ces trois personnages, les Orties – Saïd (Aymen Bouchou), sa mère (Marie-Sophie Ferdane) et Leïla (Hinda Abdelaoui) dans l’âpreté et parfois l’innommable.

© Philippe Chancel

La pièce a de nombreux contours et détours, de l’implicite à la manière de Genet, qui comme un alchimiste transforme la m…. en or et les mots en épiphanies. Vols et machinations, intrigues, trahisons et lâchetés, sont au cœur du sujet qui mène jusqu’au monde magique et au monde des morts. On est à la fois dans la transcendance et au cœur des bordels qu’affectionne Genet dans sa narration, où les putains sont des déesses et les pleureuses ressemblent à des mouches, ici armées de parapluies – les mouches pour faire la nique à Sartre qui n’avait pas dit que du bien de lui dans son essai Saint Genet, comédien et martyr. « Son autobiographie n’est pas une autobiographie, elle n’en a que l’apparence : c’est une cosmogonie sacrée. »

Les discours des colonisateurs, leurs symboles, bottes, gants, casques, mitraillettes, marseillaises, clairon ; tous les grades, du soldat au sergent, de l’appelé au légionnaire, du lieutenant au général, s’étalent, accrochés à l’escalier comme à la façade d’un pic impitoyable. On dirait des soldats de plomb. Les travestis s’égaient. Il y a Kadija, Warda, Malika, Nedjma, Taleb, Sir Harold et le Banquier, Si Slimane et tant d’autres qui montent et descendent les marches abruptes de cet art brut et minimaliste, entre vols planés, chutes et roulés-boulés dans l’escalier qui finit par devenir le personnage principal de la pièce, tandis que Genet y voyait de grands paravents peints.

© Philippe Chancel

Après l’entracte – le spectacle dure quatre heures – sur écran, un père lit les lettres envoyées de Tlemcen par son fils, médecin et appelé du contingent dans lesquelles il décrivait sa vie là-bas, les paysages et son ennui. On voit un jeune militaire traqué par son lieutenant, on voit des combattants, une vamp, Ommou essayant de protéger Saïd, Naceur. Une très belle séquence entre Saïd et Leïla montre que la fin semble proche. On y perçoit la sensibilité d’écorchée vive de Leïla face à son destin et à la brutalité de Saïd, qui lui dit : « Je veux que le soleil, que l’alfa, que les pierres, que le sable, que le vent, que la trace de nos pieds se retournent pour voir passer la femme la plus laide du monde, et la moins chère : ma femme. » Ce à quoi Leïla lui tenant tête répond avec fougue : « Mais moi je veux – c’est ma laideur gagnée heure après heure, qui parle – Je veux que tu me conduises sans broncher au pays de l’ombre et du monstre… Je veux – C’est ma laideur gagnée minute après minute, qui parle – que tu sois sans espoir. Je veux que tu choisisses le mal et toujours le mal. Je veux que tu ne connaisses que la haine et jamais l’amour…… Je veux – C’est ma laideur gagnée seconde après seconde, qui parle – que tu refuses l’éclat de la nuit, la douceur du silex, et le miel des chardons. Je sais où nous allons Saïd, et pourquoi nous y allons. » SaÏd lui donne un coup de pied, elle dessine à la craie verte un magnifique palmier. On ne la reverra pas. Peu après, on tire sur Saïd comme sur un lapin après les quelques mots solennels qu’il prononce : « À la vieille, aux soldats, à tous je vous dis merde. »

Des cadres blancs descendent du haut, marquant comme une entrée au royaume des morts. Et la mère face à Kadidja déclare : « Saïd ! Il n’y a plus qu’à l’attendre ! » la réponse de Kadidja s’enchaîne : « Pas la peine. Pas plus que Leïla, il ne reviendra. » Tous les personnages remontent l’escalier, lentement, tous les acteurs sont alors sur scène, formant communauté. Saïd et Leïla ferment le ban. Tout en haut et comme pris dans un vertige, tour à tour chacun tombe de l’autre côté du miroir.

© Philippe Chancel

Très chorégraphiée, la pièce fonctionne comme en trompe-l’œil, d’autant avec ce grand escalier. Les corps, déchirés ou cassés, caricaturés parfois, prennent toute leur dimension, agrippés qu’ils sont à l’escalier, comme des araignées à leur toile. Chaque personnage s’inscrit comme sur une portée musicale, solidaires les uns des autres. Pourtant, dans le trio des Orties,  la mère semble bien jeune face à Leïla, emprisonnée dans la cagoule-résille chargée d’effacer son visage.

Genet a beaucoup écrit en prison où il a fait de fréquents séjours à partir de l’âge de quinze ans. Il écrit ses pièces, Les Bonnes en 1947 et Splendid’s à la même période, puis entre 1955 et 1961 Le Balcon, Les Nègres et Les Paravents, parmi de nombreux autres textes. Après le suicide de son ami, Abdallah Bentaga, en 1964, il cesse d’écrire, s’engage chez les Black Panters et soutient les Palestiniens. Il est à Beyrouth au moment des massacres de Sabra et Chatila et rédige Quatre heures à Chatila. Il travaille sur Le Captif amoureux quand il disparaît, emporté par un cancer.

De Jean Genet Arthur Nauzyciel a mis en scène Splendid’s en 2015 avec des comédiens américains, recréé en visio conférence pendant le confinement, pièce qui joue sur le travestissement et trouble les identités. Acteur formé à l’école du Théâtre national de Chaillot d’Antoine Vitez, le metteur en scène dirige depuis 2017 le Théâtre National de Bretagne et son école, à Rennes après avoir été directeur du Centre dramatique national d’Orléans et monté une vingtaine de spectacles. Mettre en scène Les Paravents est un projet ambitieux et semé d’embûches notamment par la multiplicité des personnages dans laquelle le spectateur doit accepter de se perdre. Ils sont un pan de l’Histoire longtemps restée cachée et restituent, par le théâtre, un peu de vérité.

Brigitte Rémer le 18 juin 2021

Avec : Hinda Abdelaoui, Léïla – Zbeida Belhajamor, La servante du bordel, Nejma (une pleureuse), la communiante, Djemila (une prostituée) – Mohamed Bouadla, Ahmed, Nestor (légionnaire), un gardien – Aymen Bouchou, Saïd – Océane Caïraty, Malika, une pleureuse, Preston (légionnaire) – Marie-Sophie Ferdane, La mère – Xavier Gallais, Madani, la voix du mort, le lieutenant, l’académicien – Hammou Graïa, Mr Blankensee, le notable, Si Slimane, le missionnaire – Romain Gy, Le gardien de prison, le soldat 1840, fils de Sir Harold, Roger (légionnaire), le voleur – Jan Hammenecker, Sir Harold, Mme blankensee, Jojo (légionnaire) – Brahim Koutari, Bachir, Pierre (légionnaire) – Benicia Makengele, Kadidja – Mounir Margoum, Habib, le gendarme, le général, Salem, le combattant – Farida Rahouadj, Warda, une pleureuse – Maxime Thébault, Le sergent, le reporter – Catherine Vuillez, La vamp, Ommou – et la voix de Frédéric Pierrot. Assistanat à la mise en scène Constance de Saint Remy, Théo Heugebaert – dramaturgie Leila Adham – travail chorégraphique Damien Jalet – lumières Scott Zielinski – scénographie et accessoires Riccardo Hernández, avec la collaboration de Léa Tubiana – sculpture Alain Burkhart – assistanat sculpture Jeanne Leblon Delienne – son Xavier Jacquot – vidéo Pierre-Alain Giraud – costumes, maquillages, coiffures et peinture des djellabas José Lévy assistanat costumes Marion Régnier – coiffures et maquillages Agnès Dupoirier

Du 31 mai au 19 juin 2024, du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon. 75006. Paris – métro : Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu

*Parallèlement aux représentations, L’Odéon présente, en partenariat avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) une exposition sur la création des Paravents en 1966 à l’Odéon alors Théâtre de France, sous la direction de Jean-Louis Barrault, dont des maquettes de costumes et décors du scénographe André Acquart, des courriers envoyés par Jean Genet au metteur en scène Roger Blin pendant la création du spectacle, ainsi que des photos et articles de presse parus sur le spectacle et le scandale qu’il suscita. En regard, l’exposition présente aussi quelques lettres et commentaires de Jean Genet à Patrice Chéreau lors de sa mise en scène des Paravents en 1983, aux Amandiers de Nanterre.

Oui

D’après Thomas Bernhard, traduction Jean-Claude Hémery, adaptation et conception Claude Duparfait et Célie Pauthe, mise en scène Célie Pauthe, jeu Claude Duparfait. À l’Odéon-Théâtre de l’Europe / Berthier.

© Jean-Louis Fernande

Après une première expérience commune autour de Thomas Bernhard – Célie Pauthe et Claude Duparfait avait présenté en 2012 Des arbres à abattre – ils remettent ensemble sur le métier, l’ouvrage. De son côté Claude Duparfait a également mis en scène en 2017 à La Colline L’Origine et La Cave, librement inspiré de l’auteur. Autant dire que Thomas Bernhard le hante.

Oui est un récit étrange, ardent, qui se déroule sur un temps très condensé, quatre mois, où le narrateur, scientifique en panne d’inspiration, est hanté par la femme d’à côté nouvellement arrivée. Son mari, riche homme d’affaires, est venu acheter un terrain et bâtir une maison de béton, dans un coin reculé de la Haute-Autriche. La nature y est sublime, élégante et désoeuvrée comme la jeune femme en manteau de fourrure noire, aussi tranquille que les personnages sont intranquilles, avec une forêt de mélèzes qui devient le personnage principal du récit.

C’est au cours de promenades quotidiennes sur ces sentiers boueux et escarpés qu’ils s’apprivoisent très petit à petit, gardant pourtant chacun son mystère. Elle, la Persane, incarnée à l’écran, par la magnifique Mina Kavani. Lui, seul en scène, perdu dans ses rêveries et refoulements, espérant encore il ne sait quoi. Le spectacle est construit sur ce va-et-vient entre l’image à l’écran et le plateau, deux dimensions qui se complètent à merveille et mettent en face à face deux êtres tourmentés et désemparés autour d’échanges intellectuels sensibles, deux fragilités cristal, deux extrêmes en un chant des ténèbres. « Il nous faut continuer à exister » se disent-ils l’un et l’autre tout en convenant réciproquement que « tantôt nous n’avons besoin de personne, tantôt nous avons besoin de quelqu’un. »

Ils aiment Schumann et le piano, rappelant les lettres amoureuses de Robert à Clara, « Quand j’improvise au piano, ce ne sont que des chorals. Si j’écris, ma pensée est absente de ce que je fais. J’aimerais à dessiner partout en grandes lettres et en accords : Clara », évoquent Shopenhauer et les philosophes, parlent de Vienne et de Paris, Shiraz et Ispahan. Par la Persane, ce « quelqu’un de langue étrangère » il revit et fixe par écrit son souvenir, citant les mots du poète persan Anwari Soheili : « As-tu perdu l’empire du monde ? Ne t’en afflige point ; ce n’est rien. As-tu conquis l’empire du monde ? Ne t’en réjouis pas ; ce n’est rien. Douleurs et félicités, tout passe, Passe à côté du monde, ce n’est rien dit le poète. » Puis c’est un oiseau qui passe et s’installe au cœur de la conversation, en référence au poète Attar. « Souviens-toi du vol… » dit-elle.

© Jean-Louis Fernandez

Puis la relation s’étiole et chacun s’isole dans une sourde dépression. « Cet être m’est devenu étranger » dit-il. Elle, s’efface, au fil de la construction de sa maison-prison dans laquelle elle finit par s’installer, même inachevée, et où un jour il se rend. « Je n’ai pas quitté cette chambre depuis deux semaines » lui avoue-t-elle. Êtres perdus, êtres déçus, « c’est de vous que j’ai attendu ce salut » se risque-t-il à dire. « Ne revenez plus me voir » demande-t-elle.

Il apprit quelques jours plus tard qu’elle s’était jetée sous un camion. « Et aujourd’hui je ne sais plus combien de promenades j’ai faîtes avec elle, mais je suis allé me promener avec elle tous les jours et souvent plusieurs fois par jour, en tout cas je me suis promené plus souvent et avec plus de persévérance avec elle qu’avec aucun être au monde… » Il ne reste qu’un manteau noir accroché à un parapet dont s’est emparé le narrateur, et qu’il a revêtu avant de s’écrouler.

© Jean-Louis Fernandez

Oui est un spectacle dépouillé, comme ses personnages mis à nu. C’est le « oui »  d’un pacte avec la mort dans lequel la Persane s’était engagée. Seuls un fauteuil, un sac et un manteau pour traduire l’attirance autant que l’abandon entre un homme et une femme en déshérence, et en miroir. Quelques notes de piano à peine perceptibles perlent à certains moments. On est face au vertige d’une écriture sensitive et musicale, celle de Thomas Bernhard, moins grinçante que parfois et retransmise par le souffle et le vertige de Claude Duparfait, et par les images habitées et ténébreuses du film, donnant corps à l’être idéal et vital de la Persane, Mina Kavani. C’est un travail sensible, co-adapté et mis en scène en octobre 2023 par Célie Pauthe qui signe avec maestria sa sortie du Centre dramatique national de Besançon, qu’elle a dirigé pendant dix ans.

Brigitte Rémer, le 17 juin 2024

Lumière Sébastien Michaud – son Aline Loustalot – vidéo François Weber – costumes Anaïs Romand – assistanat à la mise en scène Antoine Girard – accompagnement à la scénographie Guillaume Delaveau – cheffe opératrice du film, assistanat à la mise en scène Irina Lubtchansky. Film : avec Mina Kavani et Claude Duparfait – écriture Claude Duparfait et Célie Pauthe – réalisation Célie Pauthe – cheffe opératrice Irina Lubtvhansky – Thomas Bernhard est représenté par L’Arche, agence théâtrale www.arche-editeur.com

Du 24 mai au 15 juin 2024, Théâtre de l’Odéon/Berthier, 1 rue André Suarès. 75017. Paris – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeaon.eu

Terrasses

Texte Laurent Gaudé – mise en scène Denis Marleau – à La Colline/Théâtre National.

@ Simon Gosselin

En avant-propos dans le dossier de presse, la présentation du spectacle : « Entre élégie et chant polyphonique, Terrasses retrace les événements de novembre 2015 qui ont frappé Paris. Choisissant de ne pas s’inscrire dans une écriture du témoignage mais dans la possibilité d’une poétique, Laurent Gaudé y entrelace les voix chorales de victimes, passants, secouristes, policiers, infirmières, parents, pour construire un chant à opposer à la terreur, célébrer l’humanité restée debout. »

L’auteur s’appuie sur différentes sources – journalistique, historique, politique, littéraire – pour tisser en cohérence avec les événements de ce soir-là, une symphonie de la fureur, de la terreur, de la mémoire et du silence. Il nous conduit sur les différents lieux de la tragédie sans les nommer, avec ceux qui ont fait le drame, ceux qui l’ont vécu, ceux l’ont vu, pétrifiés, de leur fenêtre ou du trottoir d’en face, ceux qui ont cherché des nouvelles de leurs proches, familles et amis, ceux qui ont tenté d’aider, de secourir, d’accueillir, ceux qui ont eu la charge d’alléger les souffrances et de soigner.

@ Simon Gosselin

Dix sections structurent cette évocation où différents destins se croisent. La soirée s’annonçait douce et espiègle, tous venaient avec cette même ivresse de la musique et d’un temps suspendu au bord de l’amitié ou de l’amour. Sur quelques notes de clarinette un chœur de femmes où chacune se réjouit d’une soirée à venir et qui s’y préparent. L’une a programmé le concert avec sa sœur, l’autre attend son amie de Barcelone, une femme part contre l’avis de son époux alors que sa petite fille dort, une autre fête ses trente ans. En quelques secondes tout bascule, la soirée se métamorphose en un trou noir, absolu, irréparable.

Les terrasses d’abord puis la salle de concert. Les récits titubent et se mêlent. Les tirs commencent avec une détermination aveugle et dans la déraison de la roulette russe. Celle ou celui qui fortuitement se trouve là, devient cible. « Il est là. Le Hasard. Il s’avance, descend la rue de son pas irrégulier, murmurant entre ses dents une chanson au refrain effrayant : « Toi, oui. Toi, pas. » Mais qui l’entend pour l’instant ? Qui se doute qu’il est venu pour régner et que c’est lui, désormais, qui va décider de nous, décider de tout. Le hasard a pris possession des rues. » La mort frappe un premier carrefour, puis un second, les tireurs se croient tout-puissants, indestructibles.

@ Simon Gosselin

Après les terrasses, la salle de concert. Quand ils sont entrés personne n’a compris, beaucoup dansaient. Ils sont montés sur scène et du haut de ce mirador ont tiré à l’aveugle. « La mort a ralenti le temps, raconte un rescapé, à chaque rafale, je sais que des gens meurent. » Quand les policiers entrent, avant même la Brigade de Recherche et d’Intervention, ils décrivent une scène de guerre, une apocalypse. Leur but premier fut de neutraliser les tueurs, d’agir vite en mesurant le risque. Dans une froideur obligée, accompagnés d’un médecin, les policiers ont fait le tri des vivants et des morts. Et dans l’urgence de sauver des vies « ont regardé les plaies, pas les visages. » Le médecin qui agit sans pouvoir soigner dit de ces moments : « ils définiront ma vie. » Derrière, les lumières de la ville qui s’affichent sur écran, une course contre la montre s’est engagée pour sauver ceux qui pouvaient l’être, dans cette longue nuit d’appels et de cris.

@ Simon Gosselin

Ceux qui témoignent après en avoir miraculeusement réchappé, hébétés d’être en vie, racontent leur tentative pour « aller vers le pire ou vers la sortie » en enjambant les morts. « Ils nous ont tués comme du bétail… Je fais ce qu’on me dit, je suis sans réaction. » Dans la confusion qui s’est emparée de tous, il y a les familles et les amis qui cherchent leurs proches, les téléphones qui sonnent dans le vide, le silence absolu à respecter pour éviter d’être repéré, l’amoncellement des corps sans vie ou dans leur dernier souffle. Il y a ces parents qui cherchent désespérément leurs enfants et ce père défait : « C’est dans une cour intérieure que tu es morte, il m’a fallu des mois, pour réaliser. » En écho, « Julie, une jeune femme que je ne connaissais pas est morte dans mes bras. » La solidarité s’est organisée, et dans les hôpitaux les équipes médicales se sont affairées, toutes les infirmières ont été rappelées. Deux jeunes pompiers, Quentin et Anne, ne s’en remettent pas, ils ont le même âge que la plupart des jeunes qui gisent là. Quand vient l’heure des listes et du bilan, la douleur redouble.

Ceux qui se relèvent se demandent s’ils ont été chanceux ou damnés et tentent de mettre des mots sur l’indicible « Je suis née là où je suis morte cette nuit-là. » « Si l’enfer existe, nous y sommes. » Face à nous, tous sont en scène, comme en un chœur final pour honorer la mémoire des absents.

Denis Marleau, qui met en scène un autre texte de Laurent Gaudé visible au même moment, à La Colline, Le Tigre bleu de l’Euphrate*, a choisi une extrême simplicité dans la forme chorale imprimée au spectacle. Il table sur le côté collégial pour cet événement tragique aujourd’hui ancré dans la mémoire collective. Ce récit d’ensemble, polyphonique et douloureux, dit les choses, sans les alourdir, ni les affaiblir. Il donne trace, dans une poétique à hauteur de la tragédie et respectueuse de l’anamnèse, rendant hommage aux absents-présents. On est aux frontières du récit, du témoignage revisité et pourtant si réel, de l’absurde, de l’arrachement.

13 novembre 2015, Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! Quelques mots de Baudelaire à la mémoire de ceux qui sont devenus poèmes.

Brigitte Rémer, le 13 juin 2024

@ Simon Gosselin

Anastasia Andrushkevich* Une voix de femme dans la fosse, Une qui fait la morte – Marilou Aussilloux Toi – Sarah Cavalli Pernod La sœur jumelle – Orlène Dabadie* Forces de secours et de l’ordre dont Amélie, jeune pompière – Daniel Delabesse Le médecin, Un voisin à la fenêtre – Axel Ferreira* Le jeune homme qui tombe, Un garçon qui a poussé dans la foule, Le dernier otage – Charlotte Krenz La jeune mère de Lila – Marie-Pier Labrecque L’infirmière – Jocelyn Lagarrigue Le commissaire, Le père de Julie – Victor de Oliveira L’homme de la colonne Ramsès, Un client au restaurant – Alice Rahimi Moi –  Lucile Roche* Celle qui se cache sous un corps, Jeune femme qui appelle elle-même ses parents, Une otage – Nathanaël Rutter* Forces de secours et de l’ordre dont Quentin, jeune pompier – Emmanuel Schwartz L’homme spécialisé dans les sinistres – Monique Spaziani La mère des jumelles – Madani Tall Mathieu, qui reçoit le dernier souffle de Julie – Yuriy Zavalnyouk Gabriel le père de Lila, L’homme des appels d’urgence –  toutes et tous donnent également voix aux différents chœurs. *de la Jeune troupe de La Colline.

@ Simon Gosselin

Scénographie, vidéo et collaboration artistique Stéphanie Jasmin – musique originale Jérôme Minière – lumières Marie-Christine Soma, assistée de Raphael de Rosa – costumes Marie La Rocca, assistée d’Isabelle Flosi et de Claire Hochedé – maquillages et coiffures Cécile Kretschmar, assistée de Mityl Brimeur – montage et staging vidéo Pierre Laniel – design sonore François Thibault – conseil chorégraphique Stéfany Ganachaud – assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard et Sérine Mahfoud – assistanat à la scénographie Marine Plasse – fabrication des accessoires, costumes ateliers de La Colline – construction du décor ateliers de La Colline en collaboration avec Hervé Cherblanc. Le texte a été publié le 10 avril 2024 aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 15 mai au 9 juin 2024, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www. colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

*voir notre article du 16 juin 2024

Le Tigre bleu de l’Euphrate

© Yanick MacDonald

Texte Laurent Gaudé, mise en scène Denis Marleau, jeu Emmanuel Schwartz – à la Colline-Théâtre National.

Avec Le Tigre bleu de l’Euphrate, Laurent Gaudé donne la parole au Grand Alexandre, le dernier jour de sa vie. On est à Babylone, en 323 avant J.C. La question qu’il pose touche au désir. Boulimique et jamais rassasié de ses exploits, dans ce domaine Alexandre serait Gargantua. L’auteur décrit ce moment de l’entre-deux, ce passage entre le monde des vivants et celui des morts. Son tombeau n’a jamais été retrouvé, sa disparition reste un mystère.

© Yanick MacDonald

Alexandre le Grand est lucide et contradictoire et Laurent Gaudé parle du choix de son héros : « J’aime les personnages qui se disent tout entier. Qui ne cachent pas leurs propres contradictions. C’est une des raisons qui m’ont fait venir à Alexandre. Il est tout à la fois et c’est passionnant à écrire. Il est fraternel et monstrueux, intelligent et barbare, il est jeune et vieux, beau et abject à la fois. » Dix séquences charpentent la pièce qui fait alterner les mots d’Alexandre au bord de la mort et ceux de la conquête et des exploits passés. « Je suis le plus grand et le plus misérable. Ma valeur est immense et ma faute est un puits sans fond. » Le héros n’en est pas moins homme. C’est cette humanité mêlée à son inhumanité qui apparaît chez l’acteur. Emmanuel Schwartz est seul en scène, dévoilant le monde intérieur de son personnage avant qu’il ne passe de l’autre côté du miroir.

Il débute d’une voix sépulcrale et déjà sous son linceul, déjà de l’autre côté, s’adresse à Thanatos, dieu de la mort, frère du sommeil, fils de la nuit et des ténèbres. Son ombre s’inscrit sur le mur. Sa supplique aux vivants : « laissez-moi… Que plus personne n’entre… » Et il revient sur les moments de sa vie. « À vingt ans j’ai levé ma première armée. Il me fallait un ennemi à ma taille. » Ce fut Darius, roi de Perse, il raconte son combat pour la conquête de l’Asie Mineure, ne recule devant rien pour s’emparer de Tyr, faisant construire des navires et rassemblant une armada, « Un carnage naval qui n’eut pas d’égal. »

Puis il atteint l’Égypte et le delta du Nil « Et partout nous fûmes accueillis comme des dieux. C’est sur ces terres que je choisis de jeter les fondations de ma ville, Alexandrie. J’ai dessiné moi-même les plans de la ville. Un phare immense qui puisse se voir jusqu’en Crète. La plus grande des bibliothèques. » Il ordonne de bâtir la ville des morts, au sud d’Alexandrie, puis se dirige vers le désert où la voix de la pythie lui parvient et le convainc de son immortalité. Sur les bords du fleuve il fait face au tigre bleu de l’Euphrate « félin majestueux au pelage de lapis-lazuli… bleu comme mon désir de l’éternité. » Ils s’observent, aucun des deux n’a peur. « Ce jour-là, je sus obscurément que c’était l’Orient qui me marquerait de son empreinte sacrée. »

© Yanick MacDonald

La conquête se poursuivant, lors de la traversée du Tigre son armée se fige devant la puissance des éléphants. La bataille de Gaugamèles remportée il ne lui restait plus qu’à prendre Babylone, dans l’Irak d’aujourd’hui. Une course poursuite se déroule où l’un des protagonistes, Bessos qui avait pris en otage Darius devenu l’ami d’Alexandre, se vit affligé un supplice de mort lente. Après Babylone, puis Samarcande vient la fin du périple et les larmes d’Alexandre face à Koinos, l’un de ses soldats qu’il n’a pas reconnu. L’acteur prend la position du penseur selon Rodin, sorte de Christ recrucifié. « Je suis l’homme qui meurt et disparaît avec sa soif » reconnaît-il.

Sur scène seul un lit rudimentaire recouvert d’un drap pour scénographie et l’immensité d’un écran sur lequel les ciels bleu-gris acier se déclinent à l’orangé dans les lueurs du petit matin. L’acteur est habillé et maquillé de blanc. Tout est spectral. Seul en scène Emmanuel Schwartz met ses pas dans ceux d’Alexandre le Grand et joue de ses délires et mégalomanies avec délectation. Il est l’incarnation de la légende et le passeur de la belle langue de Laurent Gaudé, nous plongeant au cœur de la mythologie grecque et de l’Antiquité.

© Yanick MacDonald

Denis Marleau, directeur de la compagnie UBU qu’il a créée en 1982 à Montréal le met en scène avec précision. De ses premiers spectacles-collages conçus à partir de textes des avant-gardes artistiques, il fait un parcours lié aux écritures contemporaines. Il a dirigé de 2000 à 2007 le Théâtre français au Centre national des Arts, à Ottawa, et participé à de nombreux festivals internationaux, dont Avignon à plusieurs reprises. Il a créé Le Tigre bleu de l’Euphrate au Théâtre de Quat’Sous, à Montréal, en 2018.

Présenté dans la petite salle de La Colline, Denis Marleau met en scène parallèlement sur le grand plateau de ce même théâtre un autre texte de Laurent Gaudé d’une toute autre facture, Terrasses.*

Brigitte Rémer, le 15 juin 2024

Collaboration artistique et conception vidéo Stéphanie Jasmin – scénographie Stéphanie Jasmin et Denis Marleau, assistés de Stéphane Longpré – lumières Marc Parent – musique Philippe Brault – costumes Linda Brunelle – maquillages et coiffures Angelo Barsetti – design sonore Julien Eclancher – coordination et montage vidéo Pierre Laniel – assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard – Le texte est paru en 2002 aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 15 mai au 16 juin 2024, à la Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www. colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

*voir notre article du 17 juin 2024

Requiem(s)

Pièce pour dix-neuf danseurs, chorégraphie Angelin Preljocaj – à la Grande Halle de la Villette, dans le cadre d’une programmation Chaillot/Théâtre national de la Danse.

© Didier Philispart

C’est un chant pour les morts, un geste chorégraphique puissant, élaboré par Angelin Preljocaj avec dix-neuf danseurs et une multiplicité de moments musicaux – matières sonores instrumentales et vocales – qui s’enchaînent. Toutes les époques, de la Renaissance au XXIème siècle ont célébré la mort et mis en musique les rites funéraires l’accompagnant. Le chorégraphe tisse une succession d’adieux à ceux qu’il aime en cette messe profane et universelle qu’il propose, avec le s de Requiem(s) transgressant l’invariable et la minuscule de l’Académie française, qui a décidé de l’écrire comme un nom commun masculin.

Viennent immédiatement les représentations visuelles comme autant de Pietà(s), ces vierges de pitié dont la référence suprême mène à La Pietà en marbre de Michel-Ange datant de 1499, ou appelant La Descente de Croix de Rubens, datant de 1616/17. On en retrouve les signes et symboles dans l’imagerie de la lamentation avant résurrection, interprétée par Angelin Preljocaj dans sa pièce, Requiem(s), dense et luxuriante.

© Didier Philispart

Le chorégraphe nourrit sa réflexion autour de la pensée d’Émile Durkheim, père de la sociologie moderne qui, dans son travail sur Les formes élémentaires de la vie religieuse, évoque la relation au sacré et sa pluralité, s’interrogeant sur le mystère, l’extraordinaire et l’imprévu comme matrices des religions. « L’idée de civilisation a démarré le jour où on a commencé à enterrer nos morts » écrit-il. Il s’appuie aussi sur le philosophe Gilles Deleuze dans son Abécédaire qui, à la lettre R comme Résistance fait référence à Primo Lévi : « Je crois qu’à la base de l’art, il y a cette idée ou ce sentiment très vif d’une certaine honte d’être un homme qui fait que l’art, ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. »

Dix-neuf danseurs en scène c’est comme une fête, et la célébration en ses nombreuses séquences est pleine de vie, de profondeur, de grâce et de beauté. La première image montre… est-ce le purgatoire ou les limbes… trois danseurs en suspension comme dans une bulle de savon, prisonniers d’un magma dont ils s’extirperont, aidés du collectif qui les accueille. Première descente de croix avec le Requiem de György Ligeti citant les mots de Dante qui dans La Divine Comédie écrivait au fronton de son Enfer : « Toi qui entres ici abandonne toute espérance », thème repris par Rodin dans sa Porte de l’Enfer.

© Didier Philispart

Pourtant aucun désespoir dans la chorégraphie. De la douleur, de la colère, de l’ironie parfois, l’évocation de certaines sociétés qui célèbrent la mort accomplissant des rites inconnus de nos sociétés – comme le font les Malgaches dans les cérémonies de retournement des morts. Les danseurs composent et décomposent leurs figures en quatuor, trios et duos, selon les scènes. Peu d’échappées en solo, la mort s’inscrit comme un fait social sous le regard de tous. On traverse des images de pétrification, des rythmes mesurés suivis d’accélérations, le lyrisme des violons, la montée de la musique, le mouvement qui s’accélère et les cercles qui s’affolent. Des demi-groupes tournent dans un sens puis dans l’autre, et s’inversent, des éclairs traversent l’écran de fond de scène. Il y a les gisants, les mains jointes, le sablier car le temps est compté.

Les images de Pietà se succèdent, visages pudiques derrière un voile-résille. Les hommes portent des corps sans vie. Il y a des vêtements de deuil, des personnages chromos sortis de leur siècle et portant collerette et habit qui scintille, des résurrections d’un autre âge. Un sublime lamento les accompagne. Deux hommes portant le camail des guerriers du Moyen-Âge et tuniques courtes, sont en lutte, légers comme des plumes dans un contraste qui saisit. Une explosion, de la neige, des ruines au sol, des pleureuses. Les temps se mélangent.

© Didier Philispart

Un chant venant de l’Est s’élève, suivi d’une envolée de cloches et d’un rouge incendie avant que la musique se brouille. Des duos se succèdent : l’un s’engage avec une danseuse portant tunique blanche – le blanc dans certains pays étant couleur de mort ; l’autre, place deux femmes dans un rond de lumière avant qu’elles rejoignent les nuages projetés sur écran, au son du piano ; un couple en noir, des robes blanches se croisent, lentement ; duos rejoints par d’autres danseurs et danseuses arrivant par grappes. Des fleurs roses s’affichent sur écran, comme une offrande.

De nombreuses figures se déclinent, belles et porteuses de sens : le collectif au sol, sur un remarquable travail des bras, deux danseurs au centre sur un solo de clarinette, suivi d’un mouvement vif et répétitif des danseurs portant avec élégance des jupes noires. Le texte de Deleuze s’avance sur fond de barbelés suivi de chants puissants et d’une basse continue. Puis un chœur de femmes monte dans les aigus. Un crâne s’affiche mais la danse est joyeuse. Deux grands prêtres et leurs diacres habillés de blanc signent le croisement du sacré, du religieux, du magique et du profane. Le travail musical remarquablement hétéroclite nous mène de Bach à Messien passant par le vocal médiéval et jusqu’au groupe rock américain de System of the Down.

Le rideau se baisse à l’arrière-scène. Au son des trompettes et guidé par les fumées on emporte un corps vêtu de blanc au royaume d’Hadès, sur fond de battements de cœur. Pas de barque solaire, trois juges sur écran s’appliquent à faire le tri. On pense à Jérôme Bosch en son Jugement dernier. Deux danseuses en robe de satin rouge écartent le rideau. Des arbres se projettent en une forêt sombre. Derrière, un voile et une résurrection, des duos d’hommes, l’un en grande tunique noire, sculptural. Tour à tour apparaît et disparaît l’ensemble du groupe portant jupes noires, torses nus pour les hommes, brassières pour les danseuses, pour témoigner de la plus douloureuse des morts, celle d’un enfant. La mère raconte. Les hommes tournent comme des derviches. Des poupées de chiffon sont accrochés au paravent et nous regardent. Des gestes de consolation sont esquissés. Les cercles se referment.

© Didier Philispart

Composé de trente danseurs magnifiquement formés, le Ballet Preljocaj travaille au Pavillon noir d’Aix-en-Provence et tourne dans le monde. En avril 2019 Angelin Preljocaj est nommé à l’Académie des Beaux-Arts dans la nouvelle section Chorégraphie. Il crée cette même année Winterreise/Le Voyage d’hiver de Schubert pour la Scala de Milan, ainsi que Soul Kitchen avec les détenus du centre pénitencier des Baumettes, à Marseille, après plusieurs mois d’ateliers au sein de la prison. Il présente aussi Gravité à Chaillot dont nous rendions compte dans un article du 19 février 2019. Il crée Le Lac des Cygnes en 2020, Deleuze/Hendrix en 2021, l’opéra Atys de Lully pour le Grand Théâtre de Genève en 2022. En juillet de cette même année il crée Mythologies avec les danseurs de son Ballet et ceux de l’Opéra de Bordeaux, suivi, en 2023 de Birthday Party pour des interprètes seniors, présenté à Chaillot. La même année, il donne à voir Torpeur au Festival Montpellier Danse.

Avec Requiem(s), Angelin Preljocaj nous place au cœur des ténèbres et des apocalypses. « Mon espoir le plus grand, c’est que le spectacle soit à la fois pour les danseurs et pour les spectateurs, une façon de se réunir autour de l’idée de la perte, de la mort, et de ce miracle qu’est le fait d’exister » dit-il. C’est aussi une fête de la vie, magnifiquement portée par les danseurs.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2024

Danseurs :  Lucile Boulay, Elliot Bussinet, Araceli Caro Regalon, Léonardo Cremaschi, Lucilla Deville, Isabel García López, Mar Gómez Ballester, Paul-David Gonto, Béatrice La Fata, Tommaso Marchignoli, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Ygraine Miller-Zahnke, Max Pelillo, Agathe Peluso, Romain Renaud, Mireia Reyes Valenciano, Redi Shtylla, Micol Taiana. Lumières Éric Soyer – costumes Eleonora Peronetti – assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque. En tournée, du jeudi 4 au samedi 6 juillet 2024, au Corum de Montpellier, dans le cadre du Festival Montpellier Danse – Vendredi 12 juillet 2024, à l’Opéra de Vichy.

Du 23 au 31 mai 2024, mardi, vendredi à 20 h Samedi18 h, dimanche 16 h, relâche le 27 mai. Grande Halle de La Villette, espace Charlie Parker, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin.

Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? 

Texte de Jeanne Diama, avec un extrait de Marie-Charlotte Siokos – adaptation et mise en scène Assitan Tangara – compagnie Anw Jigi Art (Mali) – au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du Paris Globe Festival*

© Christophe Pean

Des nattes sont disposées au sol, des pagnes toutes couleurs pendent sur les fils à linge. Devant, quelques objets du quotidien. Une jeune femme se lave et se coiffe, aidée d’une autre en des gestes rituels et obsessionnels. Des chants traversent l’atmosphère entre les cris et les silences, des voix se superposent et font récit. « Pourquoi je parle aujourd’hui » dit l’actrice en robe blanche, Jeanne Diama, qui est aussi l’auteure, entourée de ses sœurs, mère et grand-mère, et qui font chœur dans cette transmission de génération à génération et les tensions qui vont avec si l’on parle d’excision et d’infibulation, dont elles se rendent complices. « On nous enseigne… »

© Christophe Pean

Ici se brisent les tabous, entre femmes, et se déverse comme un fleuve en furie, l’inavouable. C’est une ode à la femme se réappropriant son corps, sa vie, son indépendance, ses libertés dans un écosystème où l’homme est encore roi. Vous avez dit résilience ?  « D’où vient ma peur » se questionne-t-elle. « J’ai vingt-cinq ans et tout le monde veut que je me marie » faute de quoi affluent les reproches et les indignations : « On t’a jeté un sort… Je purifie ma maison tous les jours… Personne ne veut de toi ! » Les corps, les regards, les non-dits, les gestes, parlent. Les mères conseillent, toujours dans le même sens, celui de la soumission : « Prends du poids. Frotte ta peau avec du lait… » Face à la sagesse des aînés, elle doit se taire, et comment échapper à la tradition sans blesser ni désavouer ?  « Je n’aime pas faire l’amour, il s’y prend mal » reconnaît l’une, pourtant. « C’est la vie » s’entendent-elles répondre. « Sois une femme. Une vraie ! »

Et on pénètre au plus profond de l’intime où de manière intrusive tout le monde y va de son couplet, la mère, le père, la tante, les cousines et bientôt le village. Des saynètes sur la place de la femme sans le respect des hommes comme dans certains contextes, professionnel entre autres. « Chez moi l’homme est le soleil. Il vous brûle souvent » pleure-t-elle. « Buvez-nous en plus de nous bouffer ! » s’insurge-t-elle. Quelle est la place des femmes si ce n’est aux courses, aux écoles et à la cuisine, sans oublier la dot qu’il lui faut trouver ? Elle est sifflée dans la rue, couronnée du mot de pute surtout si elle se maquille, traitée de poubelle du quartier. La violence des mots et des situations fuse. Doit-elle jouer les suppliantes pour éviter les coups et qu’on la laisse exister ?

© Christophe Pean

La narratrice s’interroge sur elle-même, sur la femme comme métaphore de toutes les femmes. Victimes ou coupables ? L’une d’entre elle essaie de s’enlaidir en s’empaquetant le visage, comme un objet qu’elle entoure de ficelle, preuve aussi qu’on la musèle, l’image est forte. « D’où viennent ma peur et ma soumission ? » Et elle donne sa réponse : « de cerveaux endoctrinés. » La pièce, comme un pamphlet, inverse le rapport de force et se transforme en Manifeste pour la liberté de la femme, notamment celle de faire des enfants si et quand elle le veut, pour la rébellion contre ce rôle qui leur fut/qui leur est, imparti. « Tu as tué ma vie. Tu dois payer ! » C’est un courageux brûlot. Les femmes africaines se lèvent et énoncent leurs revendications, reprenant le contrôle de leurs vies. « Nous sommes la force, à nous de régner. » Elles dessinent l’espoir de générations futures pour « ne plus jamais laisser faire. »

© Christophe Pean

L’association artistique et culturelle malienne, Anw Jigi Art s’engage, par le conte et la narration, sur les sentiers escarpés des sujets interdits, inviolables, en Afrique, particulièrement sur ce thème majeur des inégalités entre hommes et femmes, leur barrant la route de l’émancipation et du développement au plan professionnel, économique, familial et social. Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? est traversé par le chant et chacune joue sa partition, avec de puissants ensembles et de très beaux solos de Niaka Sacko. La kora apporte sa douceur et son esprit. Les mots, sans filtre, deviennent refuge. La gestuelle apporte la grâce malgré la pesanteur du thème. La Pesanteur et la grâce dans l’entière acception du mot, comme la philosophe Simone Weil en avait témoigné. Ici le thème leur est vital et elle le partage.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2024

Avec : Tassala Tata Bamouni, Jeanne Diama, Awa Diassana, Niaka Sacko – scénographie et costumes Patrick Janvier assisté de Gaoussou Lamine Diallo – régie lumière et son Gaoussou Lamine Diallo assisté de Patrick Janvier – vidéo Clément Simon – montage Kassim Diallo – chorégraphie Djibril Ouattara – musique Niaka Sacko et Lamine Soumano.

Vu au Théâtre de la Concorde, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette programmé du 21 au 31 mai 2024 – Site : www.parisglobe.fr

*Se sont associés au Théâtre Paris-Villette le Théâtre 13 et le Théâtre 14, le Théâtre Silvia Monfort, les Plateaux Sauvages, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Concorde ex. Espace Cardin pour accueillir des spectacles venant d’Angleterre, Cameroun, Chili, Espagne, Hongrie, Italie, Liban, Mali, Québec, Royaume-Uni, Ukraine – Voir aussi nos articles sur Jogging, de Hanane Hajj Ali (Liban) et Minga de una casa en ruinas de Ébana Garín Coronel, du Colectivo Cuerpo Sur (Chili).

Minga de una casa en ruinas

Mise en scène et recherche Ébana Garín Coronel, Luis Guenel Soto, Colectivo Cuerpo Sur (Chili) – en espagnol surtitré en français – au Théâtre Paris Villette – dans le cadre du Paris Globe Festival.*

@ Thomas Lenden

L’histoire est inspirée d’une tradition de l’île chilienne de Chiloé dans la région des lacs aux portes de la Patagonie, où beaucoup de maisons aux couleurs vives sont sur pilotis. La mythologie de l’île entourée de l’Océan Pacifique, conduit au syncrétisme entre les traditions chamaniques, le polythéisme des indiens Mapuche et le catholicisme espagnol : on s’amourache au premier regard de la pincoya, le cheval marin mi-hippocampe mi-cheval fait fantasmer, et les vaisseaux fantômes protègent les personnes disparues en mer.

Dans ce registre, la Minga est une tradition précolombienne qui vise à un rassemblement communautaire pour aider l’un de ses membres au transfert de sa maison. Le jour J, tout le monde se rassemble, déconstruit la maison de bois et la fait glisser de ses fondations, sur des rondins, après l’avoir descellée, jusqu’à son nouveau lieu d’appartenance. Le transfert se fait parfois aussi par la mer. L’événement, au demeurant peu courant, se transforme en grande fête collective.

@ Thomas Lenden

Partant de ce geste, le Colectivo Cuerpo Sur auquel appartiennent Ébana Garín Coronel et Luis Guenel Soto, concepteurs du spectacle, imagine un scénario où la maison déconstruite, planche après planche, est portée et traînée par l’actrice (Ébana Garín Coronel). Seule en scène elle devient le passeur des émotions du propriétaire qui l’avait construite de ses mains et qui accepte, pourvu qu’on « ne lui vole pas son âme » ; celles de sa mère contrainte à l’exil quand elle a quatre ans – il lui revient des expressions comme prendre la lune avec ses dents qui signifie quand reviendrons-nous ? et celles d’un couple face au symbole de leur foyer en miettes.

On entre dans l’histoire par une image montrant une maison submergée tandis que l’actrice attaque à la hache la destruction de la sienne. Elle se souvient de sa mère abattant leur maison pour partir en Équateur et tenter de se réinventer une vie. Là-bas, « le pays n’a pas la même lumière… » se souvient la petite fille, alors âgée de six ans.

@ Thomas Lenden

Peu bavard, le spectacle laisse place au silence et à une sorte de contemplation de la déconstruction, une méditation sur l’art d’habiter, sur soi. L’actrice, étape par étape, recense les pièces de bois qu’elle aligne, les suspend tel un mobile entre lequel le vent s’engouffre, porte sur la tête son fardeau encombrant. La scénographie, simple et vivante par ce matériau, le bois, et la fluidité qu’elle donne pour la mobilité de l’actrice-ouvrière, dessine le spectacle : on la voit pousser les planches, les entasser, les sécher, les déplacer sur des palettes, les porter, une chorégraphie en soi. La puissance et la beauté des gestes donnent un grand charme et un trouble certain malgré les tragédies personnelles qui se cachent derrière et la colère qui sourd parfois.

Le son habite le spectacle, avec le vent, les grincements, les vitres qui tremblent et se fracassent, les errements du bois qui parle, les éléments qui se déchaînent (composition, conception sonore Damián Noguera Llanes). Les lumières tamisent les espaces entre terre, ciel et mer, les ombres planent apportant de l’inquiétude. Il y a toute une dramaturgie de l’environnement. « La terre m’engloutit… » Quand le retour au pays s’annonce après la renaissance de la démocratie au Chili, les valises ne peuvent contenir cette part de vie reconstruite ailleurs et les tableaux de la mère qui lui ont permis la survie. Elles en font un feu de joie. « Peut-être devons-nous laisser mourir quelque chose pour laisser place à d’autres choses… » L’actrice fait face à la reconstruction de la maison, qu’elle filme, mais « comment reconstruire une maison qui s’est effondrée ? »

Minga de una casa en ruinas est un objet délicat, raffiné, et porteur de sens, une enluminure. Il n’y a pas de montée dramatique spectaculaire, les images bien dosées, sans abus, participent du langage scénique et nous placent au cœur de la forêt et du sujet : le déclassement, l’exil, la vie et la survie, l’environnement et la nature.

@ Thomas Lenden

Comme un son répétitif au sens musical du terme et une sorte de minimalisme dans le style, le spectacle parle de la maison et de ses représentations, symbole de soi, de l’identité et de la vie. Le thème est fort et ardent, il touche à l’intégrité de la personne. Et l’on pense à d’autres peuples, dans d’autres régions du monde, la Palestine pour ne pas la citer, qui se font confisquer la leur.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2024

Dramaturgie, interprétation Ébana Garín Coronel – conception intégrale Ricardo Romero Pérez -composition, conception sonore Damián Noguera Llanes – assistant Nicolas Zapata – agent, représentant international Loreto Araya.

Vu au Théâtre Paris-Villette. 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette programmé du 21 au 31 mai 2024 – Site : www.parisglobe.fr

*Se sont associés au Théâtre Paris-Villette le Théâtre 13 et le Théâtre 14, le Théâtre Silvia Monfort, les Plateaux Sauvages, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Concorde ex. Espace Cardin pour accueillir des spectacles venant d’Angleterre, Cameroun, Chili, Espagne, Hongrie, Italie, Liban, Mali, Québec, Royaume-Uni, Ukraine – Voir aussi nos articles sur Jogging, de Hanane Hajj Ali (Liban) et Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? de la compagnie Anw Jigi Art (Mali).

Jogging

@ Marwan Tahtah

Théâtre en chantier, une performance écrite, conçue et jouée par Hanane Hajj Ali (Liban) – direction artistique et scénographie Eric Deniaud – dramaturgie Abdullah Alkafri – spectacle en langue arabe surtitré en français et en anglais – au Théâtre Silvia Monfort, dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette.

Sept théâtres parisiens se sont fédérés pour ouvrir leurs portes aux nouvelles scènes du monde. Une douzaine de spectacles ont ainsi été diffusés pendant dix jours, venant de différents continents*.

Avec Hanane Hajj Ali, grande figure du théâtre libanais qu’on a vue à l’œuvre notamment dans Augures présenté à la MC93 de Bobigny où elle était en duo avec Randa Asmar (cf. notre article du 18 mai 2023) on s’attend à tout car elle déborde de vie, d’humour et d’audace, apostrophe le public et le prend à témoin, évoque des tragédies.

Survêtement et cagoule noirs, elle est déjà sur scène et s’échauffe – le corps et la voix – quand on pénètre dans le théâtre, musclant les abdominaux et déclinant les gutturales de la langue arabe. Hanane Hajj Ali porte Jogging, dans tous les sens du terme, seule en scène. Elle est femme, épouse et mère et s’apprête comme tous les jours, à courir, histoire de se cogner à la rue et aux espaces ouverts de Beyrouth tout en se promenant dans son espace intérieur. Le destin de Médée la hante, elle y superpose celui de plusieurs femmes infanticides, comme elle, et devient chacune de ces femmes, faisant référence, au fil du spectacle, non seulement à Euripide mais aussi à Heiner Müller dans son Médée-Matériau, Pasolini et Shakespeare.

@ Marwan Tahtah

Il y a Yvonne, une jeune femme d’une certaine classe, belle et instruite. Un peu de maquillage, une perruque, l’actrice se métamorphose. Dans sa vie apparemment épanouie Yvonne découvre la trahison de son époux, aux Émirats où il vit. Un monde s’écroule. Elle prépare une salade de fruits et empoisonne ses trois filles avant de mettre fin à ses jours. « Le film qu’elle a laissé a disparu dans les heures qui ont suivi » effaçant toute trace d’humanité et brisant la mémoire. Elle raconte avec douceur tout en découpant une banderole représentant trois petites filles et en chantant une berceuse, « Ma petite est comme l’eau, elle est comme l’eau vive… » avant de mettre le feu au papier comme Médée mit feu à la robe de Créuse. Puis elle passe un imperméable et donne lecture d’une lettre : « Mon amour, Je vais certainement devenir folle. Je ne pense pas que je guérirai cette fois… » Ce n’est pas Yvonne écrivant à son mari, c’est la lettre qu’a laissée Virginia Woolf au sien avant de s’enfoncer dans la rivière, les poches pleines de cailloux. Hanane Hajj Ali se plait à nous mettre sur de fausses pistes, à mêler mythe et réalité, c’est sa signature, une forme de théâtralité et son art de tourner les talons.

@ Marwan Tahtah

Zahra est une autre figure évoquée par Hanane Hajj Ali et qu’elle a connue, femme de gauche et journaliste à la force du poignet après avoir été autodidacte. Avec un mariage arrangé par ses parents à l’âge de quinze ans, plus tard un divorce pour épouser l’amour de sa vie, Mohammad et mettre au monde trois fils. Mais la romance tourne court, et elle s’enferme sur elle-même avec pour exutoire un embrigadement religieux, au point de souhaiter, pour courtiser son Dieu, que ses fils meurent en martyrs. Ce fut le cas pour deux d’entre eux. Le troisième fait vaciller sa foi par une lettre envoyée, où elle comprend qu’il est aux mains du Hezbollah et qu’il aurait été torturé pour avoir refusé de tuer des femmes et des enfants, en Syrie. Et il lui demande, au nom de la vérité, de ne pas le célébrer en martyr, ébranlant le champ de ses croyances. « Maman. Mon heure a sonné. J’ai beaucoup hésité avant de t’écrire. Tu m’as appris à toujours dire la vérité. Ça m’a d’ailleurs coûté la vie… »

Et devisant sur ces destins de femmes et sur sa propre vie, Hanane Hajj Ali évoque Home, le poème de Warsan Shire, fille de migrants née au Kenya de parents somaliens, arrivée en Grande Bretagne à l’âge d’un an, aujourd’hui diplômée d’un Bachelor of Arts in Creative Writing : « Personne ne quitte sa maison A moins d’habiter dans la gueule d’un requin. Tu ne t’enfuis vers la frontière Que lorsque toute la ville s’enfuit comme toi… Je veux rentrer à la maison Mais ma maison est la gueule d’un requin Ma maison est le canon d’un fusil. Et personne ne voudrait quitter sa maison A moins d’en être chassé jusqu’au rivage A moins que ta propre maison te dise : Cours plus vite Laisse tes vêtements derrière toi Rampe dans le désert Patauge dans les océans Noie-toi Sauve-toi Meurs de faim Mendie Oublie ta fierté Ta survie importe plus que tout. »

@ Marwan Tahtah

De là, Hanane Hajj Ali dérive avec toutes les barques du monde qui amènent ces mineurs déposés par leurs mères et qui tentent de franchir la Méditerranée au péril de leur vie. Car c’est la figure de la mère qui la taraude, la figure de Médée. Elle se dévoile au sens littéral du terme, sort de sa valise une étoffe rouge-sang dans laquelle elle s’enroule, se métamorphosant d’une femme l’autre, désamorce les clichés de la femme arabe et reprend les imprécations de Médée. Le spectacle est d’une grande force, imprévisible au point de départ. Hanane Hajj Ali nous mène sur les pentes abruptes de sa narration et dans une succession de drames qu’elle décline, comme si elle nous invitait, dans sa cuisine, à préparer le repas avec elle. Sa présence est en soi théâtralité.

Dans le débat qui a suivi la représentation Hanane Hajj Ali a parlé des conditions de la création au Liban où seuls peuvent exister des espaces alternatifs, où les pièces passent par la censure. Elle évoque les mutations de Beyrouth où « l’on détruit pour reconstruire, où l’on construit pour détruire », la spéculation et la corruption, tout en se sachant, comme tous, « condamnés à l’espoir. »

Brigitte Rémer, le 8 juin 2024

Texte et conception Hanane Hajj Ali – direction artistique, scénographie Eric Deniaud – dramaturgie Abdullah Alkafri – lumière Sarmad Louis, Rayyan Nihawi – son Wael Kodeih – costumes Kalabsha, Louloua Abdel Baki – traduction Praline Gay-Para, Hassan Abdul Razzak. Co-production Arab Funds for Arts and Culture. Avec le soutien Heinrich Böll Stiftung – MENA Office (Beyrouth), Ambassade de France au Liban, Institut français au Liban, British Council, SHAMS Association, Collectif Kahraba, Al Mawred Athaqafy (Cultural Ressource), Moussem Nomadic Arts Centre (Bruxelles), Zoukak – Focus Liban 2016, Artas Foundation,, Orient Productions, Vatech, Khalil Wardé Sal – Le spectacle a été primée par le Vertebra Prize for best Actor au Fringe d’Edinburgh en 2017 et reçu le Prix Gilder-Coigney décerné par la League of Professional Theatre Woman en 2020. Un texte est imprimé en trois langues, arabe, français et anglais.

Vu au Théâtre Silvia Monfort, 106 rue Brancion. 75015 – dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette programmé du 21 au 31 mai 2024 – Site : www.parisglobe.fr – contact :  h.hajali@mawred.org

*Se sont associés au Théâtre Paris-Villette le Théâtre 13 et le Théâtre 14, le Théâtre Silvia Monfort, les Plateaux Sauvages, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Concorde ex. Espace Cardin pour accueillir des spectacles venant d’Angleterre, Cameroun, Chili, Espagne, Hongrie, Italie, Liban, Mali, Québec, Royaume-Uni, Ukraine – Voir aussi nos articles sur Minga de una casa en ruinas de Colectivo Cuerpo Sur (Chili) et Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? de la compagnie Anw Jigi Art (Mali).

Les splendeurs cosmiques de Mohamed Aksouh

Exposition des œuvres de Mohamed Aksouh, peintre et graveur, à la galerie Artbribus, Paris.

@ Artbribus

Le hasard a voulu que l’exposition de Mohamed Aksouh – programmée à la galerie Artbribus par Mustapha Boutadjine, lui-même artiste – coïncide avec ses quatre-vingt-dix ans. Un beau cadeau et un bel hommage à ce grand plasticien, l’un des fondateurs de la peinture algérienne moderne, en sa présence.

Né à Alger le 1er juin 1934 son travail, non-figuratif, fut repéré en 1962 lors du Premier Salon de l’Indépendance et lui valut son premier succès. Le journaliste Louis-Eugène Angeli titrait, dans La Dépêche du 19 juillet : « Une révélation parmi les jeunes : Aksouh Mohammed » et présentait son travail : « …Parmi les jeunes il en est un qui est la révélation de ce Salon. Il s’agit de Aksouh Mohammed dont les compositions abstraites ne sont pas sans un sujet, ou plutôt un état d’âme qui les inspirent. Son graphisme est coordonné et c’est dans l’harmonie des couleurs qu’il manifeste son sens d’une peinture du meilleur goût. » Quatre mois plus tôt prenait fin la guerre d’Algérie.

Autodidacte en arts plastiques comme d’autres de sa génération, le talent de Mohamed Aksouh fut très vite reconnu dans le cénacle des artistes et des critiques, en Algérie comme en France. Apprenti dès l’âge de quatorze ans, il est forgeron-serrurier à partir de 1948. C’est à la Maison des Jeunes de son quartier où l’entraîne un camarade qu’il s’initie le soir aux techniques de la poterie et de la céramique, puis à celle des émaux et de la sculpture avant de se lancer dans la gouache, l’aquarelle et la peinture. Il voyage à partir de 1963 dans les différentes régions d’Algérie, découvre la France où il s’installera trois ans plus tard en reprenant son métier de forgeron, travaillant dans tous les domaines de la construction métallique. Il est l’un des membres fondateurs de l’Union des arts plastiques (UNAP) et participe en juin 1964 à son premier Salon mais ne se satisfait pas de l’académisme ambiant.

En avril de la même année, Mohamed Aksouh participe à Paris à une plus large exposition des Peintres algériens au musée des Arts Décoratifs. Et en mai il est à l’exposition inaugurale de la Galerie 54 – une galerie fondée et dirigée par le peintre Mohammed Khadda et l’écrivain Jean Sénac, poète né en Oranie, grand admirateur de Nerval, Rimbaud, Artaud et Genet et qui fut assassiné en 1973 – Mohamed Aksouh y réalise en juin 1964 sa première exposition personnelle. Il s’installe ensuite à Paris en 1965 et se marie avec Madeleine Perret, ancienne institutrice rencontrée alors qu’elle enseignait en Algérie. Il présente à Alger en 1966 une exposition personnelle à la galerie Pilote que dirige Edmond Charlot, libraire et éditeur et réalisera de nombreuses expositions en France, à Paris et en province, en Suisse, à Alger et dans le Monde Arabe. En 2007 il reçoit le premier prix de la Biennale des Artistes Orientaux à Sharjah, aux Émirats arabes unis.

@ Artbribus

Les splendeurs cosmiques présentées par la galerie Artbribus rassemblent une quinzaine de toiles, de petits et grands formats, huiles sur toile et aquarelles sur papier, Sans titre. L’une ressemble à des papiers froissés posés sur toile couleurs vert, bleu-gris et or, des ciel bleus et sols vert de terre comme un jardin secret aux cloisonnements anthracite, avec des formes qui pourraient évoquer une image vue du ciel. Plus loin comme des silos de blé ressemblant à de noirs corbeaux, des configurations plus tourmentées et plus sombres, malgré quelques brèches de couleur claires. L’épaisseur de la matière donne du relief et de la profondeur en une cartographie singulière ; elle prête à la méditation alors qu’une coulée lie-de-vin, détourne l’attention. Dans un tableau plus contrasté, une écume des mers s’écoule avec lenteur.

Les grands formats sont à dominante ardoise, gris, brun, avec une juxtaposition de parcelles soigneusement alignées, sorte de plan d’occupation des sols dans toute leur abstraction. Le regard en surplomb montre de subtils dégradés, gris acier et blanc détourné, d’où sourd comme une poésie, sorte de brume au petit matin. Clarté et obscurité s’y affrontent et n’épuisent pas le regard. Un tableau fait contraste, léger et qui sent bon le printemps de ses feuilles vertes semblables aux fragiles moulins à vent des enfants, qui se détachent sur le bleu du ciel et l’écru de la cour.

@ Artbribus

Une génération d’artistes de toutes disciplines ont écrit, peint, ou sculpté, qu’ils soient formés ou autodidactes, ils ont fait de leur geste artistique un lieu de résistance contre la colonisation. Kateb Yacine et Jean Sénac pour la littérature, furent de ceux-là. Walid Mebarek, correspondant de El Watan rapporte les propos échangés entre Tahar Djaout et Mohamed Aksouh : « La peinture est partout, il suffit de regarder un caillou, un arbre. Mais si, autour de lui, il n’y a pas d’autres peintres, des musées, des critiques, des échanges, des possibilités de débat – tout l’humus et toute la logistique de la peinture – un peintre s’appauvrit, s’étiole et même s’étouffe. Avant de venir ici, je n’avais pas vu un Braque. Les galeries, le milieu artistique sont un stimulant, une nourriture pour un peintre. Pour vivre en tant que peintre, il faut ce genre de nourriture. Alors, on va la chercher où elle se trouve. »

C’est ce qu’il a fait, ce dont il s’’est emparé et qu’il a restitué par des déclinaisons et cosmogonies de couleurs qui ont commencé en un temps politique blessé et qui a aujourd’hui pour nom Liberté. Mustapha Boutadjine artiste et galeriste, rappelle, sur le carton d’invitation de l’exposition, les mots qu’écrivait à Alger en 1965, Jean Sénac sur l’œuvre de Mohamed Aksouh,: « Avec une passion intransigeante et attentive, Aksouh s’obstine, en des paysages d’une minutieuse fidélité, à ramener à la surface le portrait d’un amour, les couleurs les plus ténues de l’âme. Quel réalisme émerveillé ! Ici, le monde apparaît, un univers marin, un univers céleste, tel qu’il provoque notre cœur, par taches lentement immergeantes. Ces aquarelles frémissent d’algues, de sable, de l’arc si charnu des girelles. Elles fixent le mouvement continu des nuages, harcelant avec lui les splendeurs cosmiques – tendres et banales comme une main. De l’Algérie, notre terre natale, Aksouh l’Engagé est de ceux qui ont su ne retenir que l’essentiel. Et c’est pourquoi, ouvrant mon balcon sur la mer, sur la nuit, je vois la Mer, la Nuit d’Aksouh condensées dans une pupille. » De la belle oeuvre, une pensée, un grand artiste !

Brigitte Rémer, le 8 juin 2024

Du 3 au 21 juin 2024, du mardi au samedi de 15h à 20 h ou sur rendez-vous – Galerie Artbribus, 68 rue Brillat Savarin. 75013. Paris – Bus : 68, station Porte d’Orléans, Tram 3a station Stade Charléty – mail : artbribus@orange.com

Prix du Syndicat de la critique pour le Théâtre, la Musique et la Danse 2023/24

Visuel de Léa Jézéquel et David Bobée

La cérémonie de la remise des Prix de la critique, réunissant les lauréats pour l’année 2023-2024, s’est déroulée le jeudi 6 juin 2024 à 10h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt. Depuis 1963, ce Palmarès, fruit d’un vote par les critiques professionnels, salue et récompense des artistes, des spectacles, la création de toute une saison. Cette manifestation s’inscrit durablement dans la vie du spectacle vivant. Les prix attribués sont les suivants :

THÉÂTRE

GRAND PRIX (Meilleur spectacle théâtral de l’année) – Le Voyage dans l’Est, de Christine Angot, adaptation et m.e.s de Stanislas Nordey

PRIX GEORGES-LERMINIER (Meilleur spectacle théâtral créé en région) – Le Mandat, de Nicolaï Erdman, adaptation et m.e.s de Patrick Pineau (Création aux Célestins – Théâtre de Lyon)

PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’UNE PIÈCE EN LANGUE FRANÇAISE – Cavalières, de Sarah Brannens, Karyll Elgrichi, Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon. Conception et m.e.s d’Isabelle Lafon

Les Émigrants @ Simon Gosselin

PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE THÉÂTRAL ÉTRANGER (ex aequo) – A Noiva e o Boa Noite Cinderela, de Carolina Bianchi (Brésil) – Les Émigrants, de W.G. Sebald, adaptation et m.e.s de Krystian Lupa (Suisse et France)

PRIX LAURENT-TERZIEFF – (Meilleur spectacle présenté dans un théâtre privé) Guerre, de Louis-Ferdinand Céline, m.e.s de Benoît Lavigne

PRIX DU MEILLEUR COMÉDIEN – Hervé Pierre dans Moman – Pourquoi les méchants sont méchants ?, de Jean-Claude Grumberg, m.e.s de Noémie Pierre, Hervé Pierre et Clotilde Mollet

PRIX DE LA MEILLEURE COMÉDIENNE – Noémie Gantier dans L’Art de la joie, d’après l’œuvre de Goliarda Sapienza, adaptation et m.e.s d’Ambre Kahan

PRIX JEAN-JACQUES-LERRANT – (Révélation théâtrale de l’année) – Sébastien Kheroufi pour la m.e.s de Par les villages, de Peter Handke

PRIX DE LA MEILLEUR CRÉATION D’ÉLÉMENTS SCÉNIQUES – Emmanuelle Roy pour Neige, de Pauline Bureau

PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LE THÉÂTRE  – Armand Gatti, théâtre-utopie, d’Olivier Neveux. Ed. Libertalia

PRIX DU MEILLEUR COMPOSITEUR DE MUSIQUE DE SCÈNE  – Reinhardt Wagner pour Zazie dans le métro, de Raymond Queneau, m.e.s de Zabou Breitman

MENTION SPÉCIALE  – Une maison de poupée, d’Henrik Ibsen, m.e.s d’Yngvild Aspeli (Marionnettes)

Guercoeur @ Klara Beck

MUSIQUE

GRAND PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE DE L’ANNÉE – Guercœur, d’Alberic Magnard, m.e.s de Christof Loy et dir. mus. d’Ingo Metzmacher à Strasbourg et Anthony Fournier à Mulhouse

PRIX CLAUDE-ROSTAND – (meilleure coproduction lyrique régionale et européenne) – Picture a day like this, création de George Benjamin au Festival d’Aix-en-Provence

PRIX DE LA MEILLEURE SCÉNOGRAPHIE  – Rheingold, de Wagner à Bruxelles, m.e.s et scénographie de Romeo Castellucci

PRIX DE LA CRÉATION MUSICALE (hors opéra)  – Le Chant de la terre, de Laurent Cuniot et l’ensemble TM+

PERSONNALITÉ MUSICALE DE L’ANNÉE  – Léa Desandre, mezzo-soprano

RÉVÉLATION MUSICALE DE L’ANNÉE  – Claire de Monteil, soprano

MEILLEUR LIVRE DE L’ANNÉE  – Jules Massenet, de Jean-Christophe Branger. Ed. Fayard

MEILLEURE INITIATIVE POUR LA DIFFUSION MUSICALE – (répertoires et publics)  – La Co[opéra]tive pour son travail de diffusion et de mise en avant des jeunes chanteurs

 

DANSE

GRAND PRIX – MEILLEUR SPECTACLE – Black Lights, de Mathilde Monnier

MEILLEURE COMPAGNIE Nederlands Dans Theater I

Hugo Layer @ Olivier Houeix

 MEILLEUR INTERPRÈTE – Hugo Layer (CCN-Malandain Ballet Biarritz)

RÉVÉLATION CHORÉGRAPHIQUE – Anna Chirescu

MEILLEURE PERFORMANCE – Invisibili, d’Aurélien Bory

PERSONNALITÉ CHORÉGRAPHIQUE – Noé Soulier, chorégraphe et directeur du CNDC d’Angers

MEILLEUR LIVRE – So Schnell – Dominique Bagouet, de Raphaël de Gubernatis (collection Chefs-d’œuvre de la danse, dirigée par Philippe Verrièle), Nouvelles éditions Scala/Micadanses

MEILLEUR FILM – Resilient Man, de Stéphane Carrel, Flair Production

Brigitte Rémer, le 9 juin 2024

Syndicat de la critique pour le Théâtre, la Musique et la Danse – Hôtel de Massa, 38 rue du Faubourg Saint-Jacques. 75014. Paris – site : http://associationcritiquetmd.com – email : critiquesyndicat@gmail.com

Tous les lauréats @ Jean Couturier

 

Vagabundus

Concept et chorégraphie de Idio Chichava, pour 13 interprètes – Compagnie Converge + (Mozambique) – dans le cadre du Festival June Events, au Théâtre de l’Aquarium.

@ Mariano Silva

Avec June Events Anne Sauvage, directrice de l’Atelier de Paris, a mis cette année la focale, avec son équipe, sur les questions de post et de néo-colonialisme, qui ouvrent sur la problématique de la mémoire individuelle et de la mémoire collective, sur l’altérité.

Parmi de nombreux autres spectacles elle a invité Vagabundus, du danseur et chorégraphe mozambicain Idio Chichava qui après une quinzaine d’années passée en France est rentré au pays. « Ce retour au Mozambique, c’était pour moi la possibilité d’être avec la communauté de danseurs et d’inventer avec eux une dynamique assez frénétique d’entraînement, de rencontres, de réflexion, de création » explique-t-il. « Il s’agissait aussi de répondre aux besoins de la danse au Mozambique en réfléchissant aux possibilités de l’institutionnaliser, de structurer le chemin d’un danseur professionnel. »

Les thèmes qu’il appelle regardent du côté du social, de l’économique et du politique, du côté de l’actualité. Est-ce un temps de la convalescence où il regarde l’Afrique en mouvement et inscrit son travail au cœur de la tradition chantée et dansée, au Mozambique ? Est-ce une métaphore de la migration en Afrique du Sud où partent travailler dans les mines de chrome, d’or, de manganèse ou de platine nombre de mozambicains ? Vagabundus, qu’il créé en 2022, signifie Errances et parle de la figure du vagabond, du migrant. Plus qu’une pièce c’est un processus de création à partir de chants et de musiques traditionnelles. ll y a un entremêlement de musiques, de corps, de couleurs, il y a quelque chose de félin, beaucoup d’énergie, de puissance, d’émotions, d’expressivité et d’humanité. Corps social, collectif, syncrétisme en sont les mots-clés.

Les treize interprètes forment un tout, un corps global comme aime à le dire Idio Chichava, ce qui entraîne solidarité et synergies dans la chorégraphie. Ils sont danseurs autant que chanteurs, leurs chœurs et psalmodies en décalés rythment leurs gestes. Ils portent des shorts en satin de couleurs, les femmes des brassières et chacun s’empare d’un objet symbolique et fétiche, d’un élément du quotidien comme tissu, panier, sac, corde, bout de bois, pneu. Une vieille femme, la Sage, est dans un caddy qui fait fonction de fauteuil roulant, avant d’entrer dans la danse avec énergie. Il y a des leaders qui déclenchent des mouvements d’ensemble, chacun à tour de rôle est un potentiel leader. Il y a des élu(e)s, il y a le souffle, la prière expiatoire, la compassion, l’imploration, la théâtralisation. Il y a la transe, l’appel, la perte de la parole, la course, la lutte. Il y a des mouvements d’ensemble qui évoquent comme des embarcations.

Puis le rythme des pieds prend le relais de la voix. Le corps se défait, se déconstruit. L’un s’échappe et danse en solo sous le regard des autres et porté par eux. Ils s’inspirent de la danse du peuple Makonde vivant au nord du Mozambique où se trouvent des membres de diverses ethnies ayant fui les famines, les guerres incessantes, où l’expression passe par d’autres médiums comme la sculpture. Le dialecte est bantou, la société matriarcale. Il y a la religion et ses rites de passage, ses masques, les cultes des ancêtres, la définition de l’appartenance et d’affiliation. Au nord se trouve une partie de la richesse comme les gisements de gaz et de pétrole, là où ont eu lieu en 2021 des attaques terroristes. Le spectacle est aussi une longue plainte exprimant souffrance et tension.

@ Mariano Silva

A certains moments le corps devient instrument de musique et le mouvement n’a pour but que de produire du son. Quand tous s’immobilisent l’un reste et lance le rythme. Suspension, respiration, gospels et motifs baroques se mêlent. Il y a des moments plus gymniques, de grands écarts, des chants dans les aigus, des gestes guerriers, des signes d’exorcisme portés par tous, des chants répétitifs et polyphonies sombres, des travaux des champs. Ils frappent dans les mains. L’un s’élance dans une danse hip hop l’autre joue une séquence digne d’un intermède de la commedia dell’arte. La femme porte l’homme. Un chant lancinant traverse. Ils repartent le panier sur la tête, chacun retrouvant son objet favori, quotidien et sacré.

@ Mariano Silva

Idio Chichava Idio commence la danse en 2000 dans un groupe de danse traditionnelle, et fonde la compagnie Amor da noite en 2001, année où il rencontre la danse contemporaine avec la compagnie CulturArte et Danças na Cidade. Il suit également les ateliers de la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues. En 2002, il participe aux workshops de Georges Khumalo (Afrique du Sud), Riina Saastamoin (Finlande) et Thomas Hauert (Suisse). Il est interprète de ce dernier dans la pièce HaMais, et tourne en Europe en 2003. Lors d’un séjour en Belgique, il assiste aux cours de l’école de Parts, (Performing Arts Research and Training Studios), école de danse contemporaine fondée à Bruxelles en 1995, par Anne Teresa De Keersmaeker, participe aux cours de David Zambrano (Vénézuela), Mat Voorter (Pays-Bas), Elisabeth Coorbett (USA).

En 2003, il interprète les pièces créées par Panaibra Gabriel, fondateur de la première compagnie de danse contemporaine du Mozambique, et Cristina Moura, rejoignant la compagnie CulturArte. Il poursuit en parallèle sa formation et suit les trainings de chorégraphes invités – Sandra Martinez (France), Betina Hozhausen (Suisse) ainsi que les cours de théâtre de Maria Joao (Portugal) et Panaibra Gabriel. En 2005, il rejoint la compagnie Kubilai Khan investigations et est interprète dans la création franco-mozambicaine Gyrations of barbarous tribes – chorégraphiée par Frank Micheletti  – qui se questionne sur les identités, les différences, l’appartenance à un groupe. En 2008, il danse dans Geografía, création présentée à la Biennale de la danse de Lyon, puis poursuit sa collaboration avec Kubilai, en dansant dans de nombreuses pièces.

Autant dire que Idio Chichava, leader de Converge +, a une solide expérience et un regard à 380°. Parallèlement à ses interprétations, il est très investi dans le travail de transmission. Avec les danseurs-chanteurs de la compagnie qui déploient une grande énergie et un langage corporel qui leur est propre, il évoque, dans Vagabundus, ce qui lui tient le plus à cœur, les questions de migrations, de métissage et d’altérité.

Brigitte Rémer, le 4 juin 2024

Interprètes : Açucena Chemane, Arminda Zunguza, Calton Muholove, Cristina Matola, Fernando Machaieie, Judite Novela, Mauro Sigauque, Martins Tuvanji, Nilégio Cossa, Osvaldo Passirivo, Patrick Manuel Sitoe, Stela Matsombe, Vasco Sitoe. Assistant chorégraphe et directeur de répétitions Osvaldo Passirivo – lumière Phayra Baloi – Responsable de tournée Silvana Pombal – Production : Yodine Produções – Partenaires : Companhia Nacional de Canto e Dança (CNCD), KINANI – Plataforma Internacional de Dança Contemporânea, One Dance Week.

Mercredi 22 et jeudi 23 mai · 21h, Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre de June Events – En tournée – 17 au 19 mai 2024 : Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, Belgique – 25 mai 2024 : Passages Transfestival, Metz – 5 juin 2024 : Théâtre de la Ville du Luxembourg, Luxembourg – 7 et 8 juin 2024 : Paris Dance Project, Paris – 10 juin 2024 : Générations, Théâtre Paris-Villette, Paris – 14 juin 2024 : Rencontres à l’échelle, Marseille.

Les Démons

D’après Fiodor Dostoïevski, adaptation Erwin Mortier, traduction Marie Hooghe – mise en scène Guy Cassiers, avec la troupe de la Comédie-Française, à la Comédie-Française/Richelieu.

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.

Avec la mise en scène de l’immense roman écrit par Fiodor Dostoïevski en 1869, Guy Cassiers signait en 2021 sa première création à la Comédie-Française et l’entrée au Répertoire de l’œuvre, aujourd’hui reprise.

L’auteur en débute l’écriture alors qu’il est en exil et que la Russie est secouée par l’assassinat d’un étudiant insoumis, provoqué par l’activiste révolutionnaire Serge Nétchaïev. Publié sous forme de feuilleton entre 1871 et 1872, Les Démons raconte l’histoire de jeunes révolutionnaires qui sous l’emprise d’un séducteur-manipulateur, projettent de renverser l’ordre établi. Elle alerte en même temps sur le risque de dérive de toute idéologie. Les dangers du totalitarisme au XXe siècle pointent déjà à l’horizon, avec le culte de la personnalité et le populisme à la clé.

La vie de Dostoïevski s’inscrit en filigrane dans l’oeuvre – l’alcoolisme et la violence du père, le départ de la mère quand il a neuf ans puis sa mort quand il en a seize, la formation puis la brève carrière militaire, l’engagement politique, le jeu, le bagne, les difficultés financières, les sentiments de colère, de culpabilité et de remords, en même temps que la découverte de la littérature, sont autant de postulats qui nourrissent l’œuvre. Tous les personnages du roman sont possédés par un démon, qu’il s’appelle socialisme athée, nihilisme révolutionnaire ou superstition religieuse. L’œuvre est sous certains angles un pamphlet politique contre les agitateurs de l’époque ; Dostoïevski l’écrit alors qu’il avait lui-même été partisan de théories révolutionnaires avant de changer de cap, après un séjour de quatre ans dans un bagne de Sibérie. « Je prône le réveil de la Russie » dit l’un. « Buvons à la réconciliation universelle » dit l’autre. « Quels sont les projets de votre génération de fils de militants ? » pose l’auteur. C’est aussi une sorte de méditation sur Dieu et le suicide, sur le crime et la volonté de domination, sur le bien et le mal, la souffrance et la rédemption, autant de thèmes qu’on retrouve dans l’œuvre entière de Dostoïevski. Albert Camus avait adapté Les Démons et présenté l’œuvre au Théâtre Antoine, en janvier 1959, sous le titre Les Possédés, reprenant l’incarnation des doutes et des angoisses de l’auteur sur l’avenir de l’homme et de la Russie.

Sur scène, une femme puissante, Varvara Pétrovna Stavroguina (Dominique Blanc), dans toute son autorité et sa cruauté, rassemble des invités dans son domaine, pour fêter l’arrivée de son fils, Nikolaï Stavroguine (Christophe Montenez) saisi d’un élan pour sa patrie après une vie de débauche à Saint-Pétersbourg, puis à l’étranger. Séduisant et mystérieux jeune homme, dont s’amourachent les femmes – entre autres Daria, sœur de Chatov (Claïna Clavarov), Nicolaï au petit rire nerveux et de perversion arrive en compagnie d’un ami, Piotr Verkhovenski (Jérémy Lopez), conspirateur et inspirateur idéologique d’une cellule révolutionnaire secrète rassemblant des jeunes de toutes croyances. Il est le fils de Stépane Trofimovitch Verkhovenski (Didier Sandre) ancien professeur d’université, ami intime de Varvara Stavroguina, installé chez elle depuis plus de vingt ans.

Autour de Nikolaï les commentaires vont bon train. Alors que sa mère prévoit de le marier à la riche héritière Lizavéta Nikolaïevna Touchina (Liza), amoureuse de lui (Jennifer Decker) il lui annonce qu’il n’est pas disponible puisqu’il a épousé en secret Maria Timoféievna Lébiadkine (Suliane Brahim) sœur de l’officier alcoolique Lébiadkine. Piotr raconte : « Nikolaï a eu une tocade avec Maria, la boiteuse, et l’a secrètement épousée. Elle vaut plus que nous tous réunis. Elle a une vie émotionnelle supérieure. Il lui donne une pension. »  La scène où Nicolaï rend visite à Maria est puissante. Dans sa poche, un couteau. Une petite flamme se consume. « Que devenons-nous sans le secret ? lui demande-t-il ? « Je ne suis pas des leurs, dit Maria. J’ai observé tout le monde… Pourquoi êtes-vous venu ? »  Et dans une intensité claudélienne elle ajoute : « Je veux que vous me regardiez… Mon homme est un prince… Je n’ai pas peur de ton couteau… » Le duo Nikolaï-Maria est magnifiquement porté par Christophe Montenez et Suliane Brahim.

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.

Tout s’obscurcit derrière les projets machiavéliques des uns et des autres, des meurtres se programment comme celui d’Ivan Pavlovitch Chatov (Stéphane Varupenne), tiraillé entre mépris et admiration pour Stavroguine et qui sera tué au coin d’une forêt de bouleaux alors que sa femme vient de lui annoncer qu’elle était enceinte ; puis celui de Maria avec cet incendie criminel qui embrase le ciel. « J’accepte la main de Lisa » décrète alors Nikolaï. Mais Lisa a compris l’incendie, elle en perd la raison. Serguéi Lipoutine un fonctionnaire (Christian Gonon), déclare à  Nikolaï : « c’est ici que nos routes se séparent… Nous détruirons l’État. » Stépane Trofimovitch se brouille avec sa bienfaitrice, il devient alors pathétique, pleure et rit. « Pourquoi me tourmentes-tu ainsi, lui demande-t-il… J’ai la visite de démons dans mes rêves. » Varvara n’entend pas et le chasse. « Vingt ans d’amour propre… Vous êtes un styliste, pas un ami ! Je ne veux plus rien de vous » répond-elle. Il quitte la ville mais s’écroule en chemin. Varvara le recherche. Avant qu’il meure, ils s’avouent leur amour réciproque. Autant de fils tendus dans l’œuvre, à côté de l’engagement politique où deux générations se font face, où de petites anecdotes émaillent le récit, où des histoires de famille avec leurs mécanismes de destruction, sont à l’œuvre.

Le dispositif scénographique formé d’une grande verrière où glissent la pluie et la neige, et de trois grands panneaux-écrans qui tombent des cintres, permettent les changements de lieux et de registres, et de suivre le parcours de chacun des personnages dans la complexité rapportée par les images, réalisées in situ. Au départ, on est dans un espace vide, le Crystal Palace, structure d’acier et de verre construite à Londres pour l’exposition universelle de 1851. Les murs pivotent, la vision est fragmentée.  Sur écran les acteurs sont face à face et dialoguent, ils sont de dos ou en solo sur scène, le montage se combine dans la juxtaposition des personnages et la révélation des images. Il y a une sorte de polyphonie sur scène où vérité et mensonge se mêlent derrière vitres et miroirs, transparence et opacité. Il y a des reflets dans les arbres à travers les verrières. Il neige sur l’écran. La scénographie et les costumes XIXème légèrement décalés et patinés de glace sont signés Tim Van Steenbergen ; les contre-jours et crépuscules, les lumières créant une atmosphère de conspiration, sont de Fabiana Piccioli ; la vidéo et ses contre-vérités, de Bram Delafonteyne. Le travail est admirable.

L’œuvre nous entraîne dans l’abîme au plan collectif par les divergences et empoignades entre les pseudo-révolutionnaires et leur cause dite commune. Serguéi Lipoutine ne manque pas de rappeler à ses camarades – dont Chigaliov (Alexandre Pavloff), Virguinski (Clément Bresson), son épouse (Edith Proust), Tolkatchenko (Dominique Parent) – « ici, c’est moi qui tiens les rênes. Je n’attends plus rien de la Russie… » « Tire… » lui répond Nikolaï. Au plan individuel tout est consommé. Le final montre en gros plans noir et blanc le visage dédoublé, fragmenté et déformé de Nikolaï, aussi mal en point que le pays. « Pourquoi être quelqu’un ? L’homme qui n’a plus aucun lien avec sa terre natale, n’a plus de Dieu, n’a plus de but…  Être à nouveau rien, ni personne… Quel calme ! La paix ! » Et Nikolaï d’ajouter : « La plaie, c’est la Russie mais le malade guérira. Nous nous précipiterons dans l’abime… »  Il commence à faire froid.

Brigitte Rémer, le 5 juin 2024

Dramaturgie Erwin Jans – scénographie et costumes Tim Van Steenbergen – lumières Fabiana Piccioli – vidéo Bram Delafonteyne – son Jeroen Kenens – assistanat à la mise en scène Stéphanie Leclercq – assistanat à la scénographie Clémence Bezat – assistanat aux costumes Anna Rizza – assistanat aux lumières François Thouret.

Avec la troupe de la Comédie-Française : Alexandre Pavloff Chigaliov, intellectuel et théoricien – Christian Gonon Serguéï Vassilitch Lipoutine, fonctionnaire – Stéphane Varupenne Ivan Pavlovitch Chatov, étudiant, fils d’un serf de Varvara Stavroguine – Suliane Brahim Maria Timoféievna Lébiadkina, sœur du Capitaine Lébiadkine, secrètement mariée à Nikolaï Stavroguine – Jérémy Lopez Piotr Stépanovitch Verkhovenski, fils de Stépane Verkhovenski, agitateur – Didier Sandre Stépane Trofimovitch Verkhovenski, ancien professeur d’université, ami intime de Varvara Stavroguina – Christophe Montenez Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine, fils de Varvara Stavroguina – Dominique Blanc Varvara Pétrovna Stavroguina, propriétaire terrienne, soutien et amie de Stépane Verkhovenski – Jennifer Decker Lizavéta (Liza) Nikolaïevna Touchina, riche héritière, amoureuse de Nikolaï Stavroguine – Clément Bresson Virguinski, fonctionnaire – Claïna Clavaron Daria (Dacha) Pavlovna Chatova, sœur d’Ivan Chatov, protégée de Varvara Stavroguina, amoureuse de Nikolaï Stavroguine – Dominique Parent Tolkatchenko, intellectuel – Edith Proust Arina Prokhorovna Virguinskaïa, épouse de Virguinski – et avec les comédiennes et comédiens de l’Académie de la Comédie-Française / Femmes et Hommes en noir : Pierre-Victor Cabrol, Alexis Debieuvre, Viktor Kyrylov, Élodie Laurent, Elrik Lepercq, Marianne Steggall.

Du 2 mai au 21 juillet 2024, matinées à 14h, soirées à 20h30, à la Comédie Française, Place Colette. 75001. Paris – métro : Palais Royal – site : www. comedie-francaise.fr – tél. : 01 44 58 15 15

Ordalie

Librement inspiré des Prétendants à la Couronne, d’Henrik Ibsen – Conception, écriture et mise en scène Chrystèle Khodr, à la MC93-Bobigny – en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

ⓒ Marie Clauzade

Avec Ordalie, l’auteure, actrice et metteure en scène, Chrystèle Khodr – qui vit et travaille à Beyrouth – poursuit ses recherches sur l’Histoire du Liban. Par le théâtre, elle interroge et se questionne, ici à travers la pièce d’Ibsen les Prétendants à la Couronne, comme métaphore.

Créé en 1863 ce drame historique – premier niveau de lecture – parle de la guerre des pouvoirs dans la Norvège du XIIIème siècle et de la rivalité entre le roi Hakon, un homme d’action et Jarl de Skul, prétendant au trône et plein de doutes. L’ordalie fait référence à une forme de procès à caractère religieux où le suspect, par une série d’épreuves, parfois mortelles, est remis à la grâce de Dieu pour démontrer son innocence ou sa culpabilité ; on la pratiquait en Occident au début du Moyen-Âge avant que l’église ne finisse par la condamner.

Le spectacle se déroule au cours d’une nuit. Après avoir joué la pièce, quatre acteurs interprétant le roi, le prétendant à la couronne, l’évêque et le poète, se donnent pour mission de veiller sur ce qui reste de mémoire dans un champ de ruines, pour contrer les bulldozers qui au petit matin doivent faire place nette, effaçant la preuve qu’un crime de guerre a eu lieu. On est au Liban, second niveau de lecture. Nés après la guerre civile qui de 1975 à 1990 a divisé le pays et Beyrouth en deux zones, les acteurs – Rodrigue Sleiman, Élie Njeim, Roy Dib, Tarek Yacoub –  font chœur. Ils se sont connus à l’école de théâtre et se retrouvent dans le hasard des rassemblements quotidiens, le soir, dans le quartier de Gemmayzé, parlent de l’enfance autour des maisons détruites et de la ville en état de choc, après l’explosion du port, le 4 août 2020. « Restons ensemble ce soir, on pourrait jouer la dernière » propose l’un d’entre eux, comme manière de résister.

Chrystèle Khodr parle de la mémoire collective, du passé antérieur de son pays et interroge le passé proche pour lire le présent. La France y a sa part. Après avoir fait partie de la Syrie mandataire administrée par la France sous mandat de Société des Nations entre 1920 et 1926, le Liban devient la République libanaise, en 1926. L’État du Grand Liban – dont les frontières géographiques correspondent à celles du Liban actuel – est créé par un arrêté du 31 août 1920 signé du général Henri Gouraud alors représentant l’autorité française. Le pays partage le pouvoir entre les communautés, la présidence de la République est réservée aux maronites, celle du Conseil aux sunnites et celle de la Chambre aux chiites. Élu le 21 septembre 1943 et farouche adversaire du mandat français, Béchara el-Khoury en est le premier président. Un siècle après la création du Grand Liban, nouvelle tragédie avec l’explosion du port, suivi de la visite du président français Macron et de ses belles promesses,  le 1er septembre 2020, pour fêter le centenaire du Grand Liban. Chrystèle Khodr fait coïncider le parcours des quatre acteurs aux personnages de la pièce d’Ibsen. Elle traite de la question des dominants, des profiteurs pour ne pas dire des corrompus, de l’ultra-libéralisme, du patriarcat et du sexisme, de tout ce qui défigure le pays.

ⓒ Marie Clauzade

Issue du travail au plateau et d’improvisations, le troisième niveau de lecture touche à la mémoire individuelle par la résurgence du passé lié à l’enfance, aux bruits de l’enfance, à l’institutrice. Reviennent les souvenirs de la maison, l’odeur des gâteaux faits par la mère, un temps qui fut heureux. « Retrouver le bonheur » dit un troisième en référence à ces paradis perdus. Les acteurs disent leurs espoirs et racontent leurs mythologies personnelles, faisant la liste de leurs héros disparus comme Maradonna pour le football, Herton Senna pour l’automobile et bien d’autres. «Et vous, vous vous souvenez de… ? »  Des silences s’installent, et entre les lambeaux de nostalgie apparaissent les marqueurs de leur génération, entre autres  les premières élections parlementaires après la guerre civile en 1992, le concert de la star mexicaine de télénovelas, Lucia Mendez, en 1993 et la visite de Jean-Paul II à Beyrouth, en 1994. Ils parlent de liberté, de sexe, d’homosexualité, du rôle de la société civile, de la succession des générations, d’exil. « Mon père pleurait quand je suis parti… »

Dans une scénographie de chaos où le sol n’est qu’un amas de plaques formant une zone de divergence et de collision, tout est couleur Terre de Sienne brûlée, le sol comme les vêtements, jeans et chemises de la vie ordinaire. Ordalie est un théâtre d’imprécations, d’incantation, de partition, de répétitions dans tous les sens du terme, de rédemption peut-être. Des gravats jonchent le sol, créant le déséquilibre. C’est un chant choral qui est à l’œuvre, un travail d’exorcisme. « Il y a toujours de l’espoir sous les décombres » dit l’un. « Je crois que j’ai peur » reconnaît l’autre. À travers cette polyphonie, la référence est aux malheurs, aux déflagrations : explosions, séismes, catastrophes naturelles. « Quelqu’un nous a mis au monde et nous a oubliés » dit l’un. « J’ai reçu le don du chagrin… » dit l’autre. C’est le crépuscule. Comme tout est mort et vide en moi » lance un troisième.

ⓒ Marie Clauzade

Dans Ordalie s’enchevêtrent les différents registres de la mémoire collective et de l’Histoire, de la mémoire individuelle, du théâtre. Il y a du chant, de la tristesse et de la nostalgie, de l’humour et l’énergie du désespoir. « Je suis étranger partout. Je suis acteur. » Le bruit des dalles sur lesquelles ils marchent résonne. L’atmosphère est lourde. A la fin la scénographie éclate, un immense cadre de bois se soulève du sol, une poussière noire tombe. « Une patrie ne se crée que dans l’intérêt général » déclarent-ils. Ils érigent comme un arc-de-triomphe qui soudain s’illumine. Mélange des temps, des époques, des âges… La Norvège est un royaume, elle va devenir un peuple, la métaphore fonctionne. Le théâtre les unit.

Après avoir créé des solos et des pièces de format plus intimes, entre 2009 et 2012 Chrystèle Khodr a créé un diptyque : La montée et la chute de la Suisse d’Orient et Qui a tué Youssef Beidas, puis elle a écrit et mis en scène le spectacle Augures créé en mai 2021 à Beyrouth et repris à la MC93 en 2023, où deux femmes d’horizon et de religion différentes se rencontrent et confrontent leurs points de vue (cf. notre article du 18 mai 2023. ) Elle a reçu l’Ibsen Scholarship pour Ordalie et aime à collaborer avec des artistes d’autres disciplines. Elle poursuit son chemin dans la création malgré les difficultés économiques de son pays et celles du champ artistique et culturel pour exister. « Au Liban, la précarité rend les artistes solidaires » dit-elle. Et la fin du spectacle permet l’espoir. On entend la mer. « Et si nous étions heureux, comme nous l’avions rêvé à seize ans… Ils regardent les étoiles, la lumière baisse. Musique.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2024

Avec : Rodrigue Sleiman, Élie Njeim, Roy Dib, Tarek Yacoub – scénographie, création lumière et direction technique Nadim Deaibes – compositionsonore Ziad Moukarzel – Assistanat à la mise en scène et surtitrage Walid Saliba – En partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Vu en mai 2024, à la MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – métro ligne 5, Station – Bobigny Pablo-Picasso.  En tournée : 30 et 31 octobre 2024, au Festival Colline Totinesi à Turin (Italie) – 12 et 15 mars 2025 au Théâtre Joliette, Marseille – 18 et 20 mars 2025 au Théâtre Garonne, Toulouse.